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peut pas la donner, c'est donc l'État qui doit la chercher et qui ne peut la trouver qu'en refusant à la presse la liberté absolue qu'elle réclame.

Il y a dans cette question quelque chose qui lui est particulier; la liberté de la presse finit par descendre à un individu, c'est la liberté de celui qui écrit; mais quand il a fait du mal, il s'élève une vaste corporation qui demande pour lui l'impunité ou qui réclame au moins pour tous les écrivains la liberté de faire le même mal. Cette prétention d'immense immunité à laquelle aucune autre ne peut être comparée, est fondée sur l'allégation que le mal qu'elle fait est compensé par le bien qu'elle peut faire. Singulière législation que celle qui autorise à faire le mal parce qu'elle donne en même temps la faculté de faire le bien. Mais c'est l'état de nature, et peut-on le replacer ainsi au milieu des complications d'une société civilisée? Quand aucune autre classe ne peut avoir cette liberté primitive du libre arbitre, comment les hommes qui écrivent osent-ils former la prétention d'en avoir seuls la jouissance? S'affranchissant de toutes les règles et de toutes les entraves qui seules font l'état social, ils veulent parcourir librement tous les domaines de l'intelligence, comme le sauvage parcourt ses prairies et ses forêts. Mais ne savent-ils donc plus que la discipline seule de l'esprit a rendu la civilisation possible, et que son indépendance absolue nous reconduirait nécessairement à la barbarie? N'ont-ils pas encore compris pourquoi et comment les temps de haute civilisation ont toujours amené les époques de décadence? Et faut-il laisser une

égale liberté au principe du mal comme à celui du bien?

Il y a des écrivains qui disent que la tendance du siècle conduit à un nivellement général, que toutes les supériorités sociales sont abaissées, qu'il n'y a plus qu'un seul genre d'aristocratie possible, celle de l'intelligence; qu'il faut donc, pour qu'elle puisse gouverner, lui laisser une pleine et entière liberté. Et c'est sur un sophisme de pareille espèce qu'un homme d'esprit fondait la prétention de la liberté de la presse. M. Guizot n'a-t-il donc pas compris que la liberté de la presse n'est, au contraire, que la démocratie de l'intelligence et qu'elle amène l'anarchie des idées, comme la démocratie politique amène celle des factions?

M. de Chateaubriand, plus sincère sur les dangers de la liberté de la presse, quoiqu'il en ait toujours été le défenseur, se livre à d'autres utopies; il dit quelque part :

« La presse, machine qu'on ne peut plus briser, continuera à détruire l'ancien monde, jusqu'à ce qu'elle en ait formé un nouveau. » Mais il ne s'agit pas de la briser, cette machine, il ne s'agit que d'en régler l'usage; il est d'autant plus urgent de le faire, que sa puissance de destruction est reconnue par le plus illustre prophète de cette nouvelle loi : mais écoutons-le.

M. de Chateaubriand nous a légué les Mémoires de sa vie, il leur a donné le titre pittoresque d'OutreTombe; cependant il avait permis, de son vivant, des indiscrétions. Nous avons donc connu ses dernières pensées, avant d'avoir eu des regrets à don

ner à ses derniers soupirs. Ses plus sinistres prédictions n'ont rien qui nous étonne. Toutes les œuvres de M. de Chateaubriand sont pleines du néant de la terre et de l'espérance du ciel; c'est le poëte des ruines; ce sont des débris de temples et de peuples ou de rois détrônés qui lui donnent ses plus belles inspirations. Ses descriptions, si riches d'images, si harmonieuses, si puissantes d'expression, ne sont que des guirlandes de fleurs dont il fait des immortelles autour d'une pensée de mélancolie et de mort. Selon lui le cœur ne donne son baume que quand il est blessé; l'histoire est l'inutile exemple; le mouvement des hommes les conduit, non pas au but qu'ils se proposent, mais à celui que la Providence a marqué.

Il faut supposer que tel a été le résultat de l'expérience personnelle de l'auteur et qu'il a voulu nous montrer sa vie comme une utile leçon à méditer. En effet, M. de Chateaubriand a dit que sa vie avait eu trois buts différents :

Il a voulu découvrir un passage au pôle nord; c'est sa vie de voyageur;

Il a consacré les efforts de sa pensée au rétablissement du catholicisme si fortement ébranlé; c'est sa vie d'auteur;

Il a travaillé à fonder en France la monarchie représentative; c'est sa vie politique.

Il a fait des voyages sans arriver au but qu'il s'était proposé.

Il a vu les principes du christianisme s'affaiblir chaque jour davantage et sa voix ne s'est si fort éleque pour marquer davantage son impuissance.

vée

Il a vu la forme politique qu'il travaillait à établir en France ne donner que des troubles et des malheurs à sa patrie; il a vu la vieille race, l'objet de son culte, vouée à l'exil et au mépris des hommes. C'est donc dans sa propre histoire que M. de Chateaubriand a puisé les leçons de philosophie qu'il nous donne. Mais alors pourquoi se complaire à retracer dans de longs discours les inutiles efforts d'une vie fortement agitée? A-t-il voulu seulement léguer à la postérité des matériaux pour l'histoire de son temps et peindre ses contemporains? Ne fallait-il pas alors à ce travail plus de naturel, plus de simplicité? S'il se fait le héros de son odyssée pour nous montrer combien tous ses travaux ont été stériles, s'il veut nous prouver par son exemple le néant des choses humaines et combien l'homme est le jouet de forces qui lui sont supérieures, nous devons rendre justice à ce sentiment de morale et d'humilité chrétienne. Mais pourquoi se choisir en exemple? qu'y a-t-il de si merveilleux dans la vie de M. de Chateaubriand? Les vicissitudes qu'il a éprouvées n'ont-elles pas été celles de tous les hommes ses contemporains? Il a marché à côté des événements, leur opposant souvent un très-beau et très-noble caractère. Voilà son titre de gloire comme homme. Mais il n'a eu aucune influence sur ces événements. Simple soldat de l'honneur, ses compagnons ont été nombreux et sont plus modestes; s'il eût laissé aux autres le soin de le louer, on lui aurait fait meilleure part; car ce n'est qu'à sa propre conscience qu'il faut parler de soi.

M. de Chateaubriand a traité sa vie comme un

poëme; l'inspiration ne le quitte pas; il a du génie; il en a toujours; mais c'est le génie de l'amourpropre, qui n'a pour l'homme que des regards intérieurs. Il ne voit pas juste autour de lui, il a deux mesures : la plus haute est pour lui. Il sait, en habile écrivain, faire valoir les contrastes de sa vie. Ainsi, après avoir raconté les misères du jeune émigré en Angleterre, il annonce tout à coup et sans dire le temps qu'il a fallu pour opérer la métamorphose « M. le vicomte de Chateaubriand, ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté TrèsChrétienne, etc., etc., etc. » Mais ceci n'est que du fracas de style; c'est de l'artifice d'auteur; qu'y a-t-il donc d'extraordinaire dans ce fait? qu'y a-t-il d'étonnant dans ce changement de fortune? comment s'étonner aujourd'hui de sa propre destinée, d'une destinée quelconque? Et comment oser la produire à l'admiration et à l'instruction des hommes ?

Un simple gentilhomme corse, lieutenant d'artillerie, a signé comme empereur des Français des décrets impériaux datés de Moscou : cet homme est mort sur un rocher perdu dans l'Océan. Il a fait monter et descendre avec lui des millions d'hommes; il a brisé des trônes; il a pris et donné des couronnes. Et c'est au milieu de cet immense mouvement de gloire et d'infortune qu'on ose citer une destinée particulière !

Il y avait à Marseille une fille de négociant; elle était jeune, riche et jolie. Un capitaine d'artillerie, pauvre et jeune, la demande en mariage; la famille tient conseil. Son frère aîné avait épousé la sœur aînée, c'est assez. Ce second parti n'est pas trouvé

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