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Renverser trois rois en trois jours! quelle gloire! ont dit les écrivains qui avaient amené la catastrophe de juillet 1830.

Mais un roi n'est puissant que par le respect et l'obéissance; quand on ne le respecte pas et qu'on cesse de lui obéir, un roi redevient l'égal de tout autre homme. Y a-t-il de la gloire à se lever en masse contre celui qui reste seul? Ne sait-on plus à Paris, quand on y est si fier de sa puissance, que le cri d'un prétorien a souvent suffi pour prendre, ou pour donner l'empire? Ce fait que prouvait-il? la force du prétorien ou la faiblesse de l'empereur? Ni l'une ni l'autre. Il prouvait la faiblesse de l'empire, et cette faiblesse provenait de sa corruption.

C'est, en effet, un signe de décadence que la facilité de renverser un trône, et c'est peut-être encore un signe de plus grande décadence que la facilité d'y monter. Aussi la destruction a-t-elle été prompte; tous les écrivains conspiraient depuis longtemps pour la rendre facile. Cette vaste conspiration pourrait-elle être un titre de gloire?

Ce qui est digne, je ne dirai pas d'admiration, mais d'estime, ce n'est donc pas l'acte de colère auquel on a donné le nom de glorieuse révolution; car je ne sache pas qu'un mouvement de colère ou d'indignation puisse jamais devenir et soit jamais devenu un titre de véritable gloire pour un peuple. Ce qui est donc digne d'estime, mais surtout digne d'être observé, c'est l'acte de nouvelle soumission qui a suivi les trois journées d'insurrection; c'est cette abdication, pour ainsi dire, spontanée d'un pouvoir que l'on disait aux masses armées être leur

droit légitime. Mais ce qui est encore une erreur, pour ne pas dire une déception, c'est l'obstination que mettent les hommes qui possèdent le pouvoir, depuis cette révolution, à ériger en dogme politique un acte nécessairement passager de violence et de révolte. Je vais m'arrêter quelques instants sur ce sujet et appuyer mon opinion sur des exemples de notre histoire contemporaine. Elle est mieux comprise et parle à tous les esprits plus éloquemment que le passé, si diversement jugé par les histo

riens.

Un peuple qui, dans un moment de crise, sait se maîtriser soi-même, est, sans aucun doute, plus digne d'admiration que celui qui se laisse entraîner par un sentiment de colère et d'indignation. On peut admirer un individu qui, soulevé par une grande injustice, préfère se dévouer à tous les dangers de la résistance et à la mort même plutôt que de supporter avec résignation l'injure qui lui a été faite, ou la lésion de ses droits. Mais en est-il de même d'un peuple? Quand il veut venger une injure qui lui a été faite, sans calculer les moyens qu'il possède, ne s'expose-t-il pas à succomber dans une lutte qui ne fera que rendre pire sa position matérielle et susciter dans son cœur tous les orages du désespoir? Il vivra (car un peuple ne meurt pas quand il le veut, comme il ne vit pas quand il voudrait encore vivre), il vivra pour ressentir à la fois l'injure et l'humiliation d'avoir succombé. Ce ne sont donc pas les actes instantanés et irréfléchis de révolte et de violence qui peuvent jamais être dignes d'admiration. Ce qu'il faut

admirer dans un peuple, c'est la sagesse qu'il a d'obéir aux hommes qu'il croit assez habiles pour le conduire dans les moments de crise; c'est la raison qu'il a de se soumettre spontanément et pour ainsi dire d'instinct à des événements contre lesquels il reconnaît l'impossibilité de lutter. Ainsi la France, par un retour sur elle-même, sentit le droit qu'avaient les peuples de l'Europe de venir lui demander raison de toutes les agressions de l'empire. Elle sentit qu'un lien trop fort les unissait, pour qu'elle pût espérer de les diviser. Elle reconnut que la résistance ne pouvait offrir aucune chance de succès. Maîtresse d'elle-même et sachant faire taire à propos sa fierté, elle se soumit à cette immense réaction qu'elle sentait avoir provoquée. Son armée se laissa congédier; ses gardes nationales rentrèrent tranquillement dans leurs foyers. Les villes ouvraient leurs portes; le peuple des campagnes cachait ses armes, sans en avoir fait aucun usage; des soldats étrangers traversaient isolément la France dans toutes les directions sans qu'ils fussent l'objet d'aucune agression, sans même qu'il leur ait été fait la moindre insulte. Napoléon, trop tardivement maître de lui-même, sut renoncer aux chances qu'il avait encore de susciter de la résistance. Il en avait compris l'inutilité.

La paix se fit. Les conditions en furent imposées. Elles étaient sévères; elles devaient l'être. Ce qu'il faut admirer, c'est ce calme sérieux et unanime que mirent la France et ses conseils à souscrire aux conditions que le congrès d'Aix-la-Chapelle demandait pour devancer l'époque de la libération

de son territoire. Cette seconde victoire morale, remportée sur elle-même, fit entrer la France dans des voies de richesse et de prospérité qui lui avaient été inconnues jusqu'alors. Si cette haute raison ne l'eût pas quittée l'année 1830, si elle eût su, avec le même calme, venir au secours d'un roi, qui manquait peut-être de ce genre d'intelligence qu'il faut pour gouverner dans la situation nouvelle qui lui avait été faite; si elle eût fait usage des moyens qu'elle possédait de s'opposer légalement au système que suivaient des conseillers imprudents et incapables, la France eût évité les agitations qui menaceront peut-être encore longtemps son avenir, comme la punition de ce qu'elle a cédé sans réflexion à un accès de colère, suscité sans doute par un fait illégal, mais amené par une longue et sourde préméditation. La France a conspiré. Qu'en avaitelle besoin? A quoi servent donc les théories constitutionnelles, s'il faut encore une révolution pour prévenir ou pour réparer les fautes du pouvoir? Mais les factions en voulaient le déplacement; les unes dans l'intérêt d'une maison dont elles servaient depuis longtemps l'ambition; les autres avec l'intention d'imposer une nouvelle loi à un nouveau pouvoir. On a remplacé l'unité d'une forte volonté par la lutte de principes opposés. La France devra subir les conséquences inévitables d'un pareil changement.

Mais passons à d'autres exemples.

La Pologne, qui depuis des siècles voyait à la fois décroître sa puissance et s'augmenter celle de sa vieille rivale, la Russie, avait fini par suc

comber entièrement. Des voisins, plus habiles et mieux gouvernés qu'elle, s'étaient partagé tout son territoire; elle avait perdu jusqu'à son nom. Les bienfaits, peut-être ambitieux, peut-être irréfléchis de l'empereur Alexandre, lui avaient rendu ce nom que Napoléon n'avait pas voulu prononcer. Le grand-duché de Varsovie était devenu royaume de Pologne. Les vastes provinces russes polonaises avaient été soumises à une administration centrale, établie à Varsovie. La Samogitie, la Lithuanie, la Volhynie, la Podolie, reprenaient l'habitude d'obéir à leur ancienne capitale. De larges concessions commerciales avaient été faites à ce royaume, au détriment des intérêts russes. Un système militaire polonais avait été rétabli. Le corps de Lithuanie portait les mêmes couleurs que l'armée du royaume. L'administration, favorisée de toutes les manières, faisait prospérer le pays dans une mesure qui ne lui avait jamais été connue, car sa longue existence politique n'avait été qu'une suite également longue de dissensions intestines et de toutes les misères qui en sont la conséquence inévitable. Il n'y avait jamais eu, en Pologne, ni science gouvernementale, ni science administrative. On n'y avait donc jamais vu aucun développement de civilisation ni d'industrie. L'éducation des hautes classes n'avait rien de national et restait sans profit pour le peuple. L'empereur Alexandre venait de rappeler à la vie des éléments éteints. La Pologne venait de retrouver, avec son nom, de l'espoir pour l'avenir. Ses destinées dépendaient encore une fois d'elle-même. Mais il fallait pour

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