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nations comme des libérateurs; pour que leur mission ait un but, ils proclament donc que tous les princes sont tyrans, qu'il faut leur résister, que leurs gouvernements sont despotiques, qu'il faut les changer. Pour atteindre leur but, tous les genres de sophismes sont employés; le plus dangereux de tous consiste à séparer les peuples de leurs gouvernements et à les mettre en regard les uns des autres dans une position de défiance et d'hostilité permanente. Ce calcul de destruction est habile; car le peuple, toujours le plus fort, doit finir par renverser tout gouvernement quelconque. Ce principe est le plus dangereux de tous ceux qui peuvent être promulgués, puisqu'il engendre l'anarchie et rend tout gouvernement impossible. En isolant ainsi les gouvernements, en mettant d'un côté les rois et de l'autre les peuples, on a fait naître d'abord des doutes sur la nature et sur les droits de la souveraineté; ces doutes ont fini par être remplacés par une affirmation. On a dit : le titre de roi se réduirait à rien, si le peuple ne le reconnaissait pas; le roi ne peut pas exister sans le peuple; tandis que le peuple n'a besoin de personne pour exister; il est, parce qu'il est; le principe de son existence est en lui-même; c'est donc en lui que réside aussi celui de la souveraineté; elle lui appartient comme un droit inaliénable; il peut, quand il le trouve conforme à ses intérêts, en conférer l'exercice; mais il ne lui est pas plus libre d'en aliéner le droit qu'il ne lui serait libre de cesser d'exister.

Cette question ne peut pas être posée d'une manière aussi simple; un peuple est un être com

plexe; toute question de gouvernement l'est donc également. On a posé deux principes absolus en regard l'un de l'autre, ils doivent servir de bannière aux deux partis qui divisent l'Europe; il n'y a pas eu de bonne foi dans l'énonciation de ces principes; mais ce qui n'avait été qu'un moyen pour quelques hommes est devenu une erreur pour le grand nombre; il faut donc la combattre.

Il y a des choses placées en dehors des discussions humaines; l'esprit ne peut vouloir les expliquer sans marcher à l'erreur. La souveraineté est une de ces choses. Elle est un mystère comme celui de la vie, comme celui de la liberté morale de l'homme. Cette liberté que nous réclamons comme notre plus bel apanage, qu'est-elle cependant? Malgré l'orgueil qu'elle nous donne, elle n'est autre chose que la puissance de l'erreur. Si l'homme ne pouvait jamais se tromper, il ne serait plus libre, puisqu'il serait placé sous l'empire nécessaire de la vérité. Son intelligence ne serait que de l'instinct; il vivrait comme vit tout ce qui est placé plus bas que lui, sous l'empire d'une loi de nécessité absolue. La liberté n'existe que par le choix que l'homme peut faire entre la vérité et l'erreur, entre le bien et le mal; elle existe parce qu'il a la faculté de comprendre la vertu, d'en avoir le sentiment et de se livrer au vice. Il peut nier Dieu et dire que la vertu est une convention humaine; il peut nier la nécessité de la raison et ne reconnaître d'autre loi que celle de ses penchants et de ses passions; il peut livrer son corps et son âme à la destruction des vices; il peut mettre la loi de son intérêt au

dessus de toutes les lois, opprimer et dépouiller le faible à son profit; il peut faire usage de toutes les facultés de son intelligence pour violer toutes les lois morales de l'intelligence; il peut, en un mot, faire le mal en se trompant et le faire sciemment : tels sont les droits de sa liberté.

Mais, à côté de l'erreur et de la perversité, la liberté donne aussi à l'homme la faculté de reconnaître ce qui est le bien et de le pratiquer; son âme peut sentir l'existence de Dieu; son intelligence peut la comprendre, son esprit peut la prouver. Il reste fidèle à cette loi morale dont il a le sentiment dans le cœur; il a la force de résister à ses passions; il sait se rendre maître des penchants qui entraînent un mal. Il obéit enfin à une loi de dévouement, plutôt qu'à celle de l'intérêt personnel, son esprit est libre; la preuve de sa liberté existe par sa puissance; il peut, selon sa volonté, s'imposer des limites ou s'élancer au delà de toutes les bornes et parvenir à l'immensité, comme il s'élance au delà de tous les temps pour y trouver l'éternité. La pensée libre a le droit de ne croire que ce qu'elle comprend; elle a le droit de rejeter tout ce qu'elle ne sait pas expliquer; mais elle a aussi, dans l'homme sage et modeste, la faculté de s'humilier et de croire.

Tels sont les nombreux mystères de la liberté de l'homme; son orgueil est la puissance de l'erreur, sa grandeur provient de sa fragilité.

Le mystère de la souveraineté n'est pas moins profond que celui de la liberté, mais il est d'une

autre nature.

L'homme, comme être collectif, est placé sous une loi de nécessité continuelle; si tout est liberté pour lui comme individu, aucune trace de cette liberté n'existe dans sa position d'être collectif; il n'a le choix ni du sol qu'il habite, ni du peuple dont il fait partie, ni de la religion qu'il professe, ni des lois sous l'empire desquelles il est destiné à vivre.

Tous les actes de sa vie sont soumis à des formes qu'il n'a pas consenties, et dont il ne saurait cependant s'affranchir. On prend pour lui à sa naissance l'engagement d'une loi religieuse; on lui donne une éducation d'après des principes que peut-être sa raison condamnera plus tard; quand il voudra devenir père de famille, les lois d'après lesquelles il le deviendra lui sont imposées; ses rapports avec la femme sont fixés; sa puissance sur ses enfants est bornée; sa volonté trouve partout des obstacles et des conditions auxquelles il est obligé de se soumettre. Il n'est pas libre de disposer de ses biens comme il le voudrait; s'il a des contestations avec d'autres hommes, elles seront décidées d'après des règles qu'il voudrait ne pas reconnaître; s'il commet un crime, il sera jugé d'après des lois qu'il n'a pas faites, et par des juges qu'il voudrait récuser; il ne peut, en un mot, ni vivre ni mourir selon qu'il aurait la volonté de le faire.

L'ensemble de toutes les nécessités sous l'empire desquelles l'homme se trouve placé constitue le principe de la souveraineté. Ce principe qui domine tous ses rapports avec les autres hommes,

domine en même temps le genre humain tout entier. Aucun peuple n'en a jamais été affranchi, et ne peut jamais l'être. La souveraineté est d'une nature trop générale, d'une essence trop mystérieuse et trop élevée pour qu'elle puisse jamais avoir été le produit de la volonté des hommes. Telle est l'erreur de la doctrine du contrat social; il n'a jamais pu être ni signé ni consenti. Qui l'aurait fait? qui aurait eu le droit de le faire? quelle génération se serait trouvée fondée de pouvoir pour aliéner ainsi la liberté du monde? En vertu de quel principe et au profit de qui l'aurait-elle fait? Si la soumission des peuples au pouvoir eût été un acte spontané de leur volonté, comment se fait-il donc que les hommes, si souvent rebelles au commandement, n'aient jamais pu s'en libérer? Ils ont renversé des princes, ils ont déchiré des codes, ils ont brisé ce qu'ils appellent des fers, mais c'est toujours pour se soumettre à d'autres princes, pour reprendre d'autres fers, pour obéir à d'autres codes.

Ainsi, l'homme, dans cet ordre de raisonnement, se trouverait toujours malgré lui soumis à une do-mination à laquelle aucun de ses efforts ne pourrait le soustraire. Sa condition serait donc un esclavage perpétuel et l'univers ne serait qu'une vaste maison de force. Non, ce n'est pas ainsi que la société humaine a été faite.

Le principe de la souveraineté est au-dessus de l'homme; c'est une loi du monde moral; elle n'appartient à personne, puisqu'elle est au-dessus de tous les hommes. Mais, comme toutes les lois, elle a besoin, pour ne pas rester une abstraction,

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