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ramener à cet état de trouble qui avait précédé son organisation? Qu'arrivera-t-il donc, si l'on veut détruire non pas un, mais tous les éléments nécessaires à la vie d'un grand peuple, pour n'en laisser subsister qu'un seul? Je conçois qu'une intelligence commune porte haine à un principe qui est opposé à celui qu'elle défend, et qu'elle en croie la destruction nécessaire à son triomphe. Elle ne sait pas que la vie sociale n'existe que par antagonisme, et que ce serait faire cesser cette vie que de détruire un des éléments dont elle se compose. Mais ce que je ne conçois pas, c'est que des hommes d'État, ou au moins des hommes qui ont la prétention de l'être, puissent vouloir dépasser la mesure d'hostilité naturelle qui existe entre deux principes de nature opposée, et proclamer la guerre entre ces deux principes comme le seul moyen d'assurer le triomphe de celui qu'ils défendent. C'est se placer bien bas dans les rangs de cette lutte intellectuelle; c'est s'y confondre avec la foule et perdre toute prévision d'avenir.

Ce n'est que devant ses propres triomphes que la puissance romaine s'est écroulée. Des barbares auraient-ils pu la renverser, si l'uniformité qui avait fini par lui dessécher le cœur ne lui eût pas enlevé le principe qui fait vivre et durer? C'est dans le même ordre d'idées qu'un illustre écrivain (Chateaubriand) a dit que, sans la religion chrétienne, on arriverait par la liberté à la pétrification sociale à laquelle la Chine est arrivée par l'esclavage. Pourquoi donc alors cet écrivain riche d'imagination s'est-il fait tout à coup le défenseur d'une loi

d'uniformité qui ruinerait le monde par la destruction, qui serait nécessaire pour l'établir et qui le tuerait après par sa stérilité? Pourquoi donc dit-il que l'Europe devra se niveler dans le même système? N'aurait-il pas dû employer son génie à s'opposer à un pareil malheur, au lieu de contribuer à l'amener par cette sinistre prophétie d'une âme découragée?

Mais c'est de l'Angleterre qu'est parti cet appel à l'uniformité; c'est elle qui, calculant les rouages d'un gouvernement comme ceux d'une machine à vapeur, a cru elle-même à l'infaillibilité de son mécanisme constitutionnel. Mais, en partageant la confiance de l'Angleterre, a-t-on calculé pourquoi la machine anglaise a marché longtemps sans s'ar rêter et sans se briser? Les Anglais eux-mêmes ont-ils bien su s'en rendre compte? Il faut approfondir cette question pour qu'il ne paraisse pas trop hardi de l'avoir posée.

La position insulaire de l'Angleterre a donné au développement de son ordre social un caractère qui lui est particulier. Elle a pu se livrer, sans danger pour son indépendance, à toutes les violences de ses passions intérieures; les vagues de l'Océan, lui servant de rempart et la refoulant en même temps sur elle-même, lui rendaient toujours cette force de cohésion que des guerres intestines paraissaient devoir lui faire perdre. Ces vagues, la pressant de toutes parts, multipliaient sa force par tous les efforts qu'elles lui imposaient pour résister à cette compression. C'était le mécanisme du ressort. Toujours certaine de s'appartenir à elle

même, l'agitation trempait son caractère et lui donnait de l'énergie.

Cromwell la trouva puissante. Il la rendit plus puissante encore. Que fit-il?

L'Angleterre, ayant successivement perdu les territoires de France qu'elle avait occupés, fatiguée de longues guerres continentales et de sa résistance armée à la France, changea de système, sans cesser de lui être hostile; elle opposa, dans une autre voie, ses intérêts à ceux de son ancienne rivale. Puissante conquérante d'un nouveau genre, elle marcha à la conquête du monde en mettant ses intérêts et ses capitaux en campagne contre les intérêts et les capitaux de tout le continent. Elle fut victorieuse; elle devait l'être, parce qu'elle sut prendre dans toutes les directions l'initiative des opérations, et que le nombre comme le mouvement de ses vaisseaux multipliait ses forces et augmentait ses richesses. Ce fut Mercure qui cette fois fit la conquête de l'Inde.

La grandeur de l'Angleterre était basée sur un système de répulsion pour tout ce qui lui était étranger. Langue, mœurs, coutumes, institutions, tout ce qui était anglais avait pris un caractère à part. L'Angleterre était, pour ainsi dire, une intelligence insulaire. Elle présentait un phénomène moral qui n'avait jamais existé. Un principe d'opposition dominait tout son être et lui donnait cette activité de mouvement qui a fait sa force et sa grandeur. Ayant, depuis Cromwell, donné à sa puissance une base exclusivement maritime, elle a revêtu dès ce moment une nature différente de

celle des autres États européens. Les conséquences de ce fait ne tardèrent pas à se manifester.

Mobile ou stationnaire à son gré, selon qu'elle voulait jeter l'ancre ou la lever, elle avait trouvé l'immense avantage de pouvoir, en se mêlant des affaires des autres, conserver la plus entière indépendance. Maîtresse d'elle-même, elle pouvait commander aux événements, ou du moins ne jamais en être dominée. Son acte de navigation a été la manifestation la plus énergique de cette position d'isolement et de répulsion. Ce principe d'opposition à tous les intérêts étrangers développa un mouvement qui pénétra tous les étages du peuple anglais sans jamais lui devenir dangereux; car l'Océan, dans son immensité, était toujours prêt à recevoir et à transporter au loin cette surabondance de vie; et cependant l'épuisement n'était jamais à craindre, car ce même principe d'opposition pénétrait toute l'Angleterre comme une force constamment reproductive; tous les éléments qui constituent l'état social s'y trouvaient divisés par deux principes différents, opposés l'un à l'autre. Le protestantisme opposé au catholicisme sauvait le pays de l'indifférence religieuse. Une nouvelle dynastie défendant de nouvelles doctrines et de nouveaux droits, luttait contre le souvenir d'anciens principes et d'anciens droits. L'aristocratie, divisée, n'était pas assez forte, ni pour renverser le trône, ni pour asservir le peuple; mais elle l'était assez pour retenir le premier dans les bornes étroites qu'elle lui avait tracées et pour maintenir le second en obéissance. Ce même principe agissait sur une

plus grande échelle encore. L'Écosse et l'Irlande répugnaient à se soumettre à l'Angleterre ; il fallait être habile à gouverner. Le puritanisme écossais ne s'associait pas à l'église anglicane dont il repoussait la hiérarchie, et l'église catholique d'Irlande était hostile aux deux autres.

Si le peuple des trois royaumes eût pris part à ce mouvement intérieur, l'État n'aurait pas pu résister aux chocs qui en eussent été la suite inévitable; mais le peuple en recevait la vie pour la porter au dehors. Sa force de résistance était opposée, dans des voies commerciales, industrielles et maritimes, à des intérêts étrangers; ses efforts produisaient la richesse, tandis que ceux des hautes classes assuraient la puissance.

Au milieu de ce mécanisme social si compliqué, s'élevait une assemblée délibérante qui devait en régler les ressorts et le mouvement. Le parlement, de vieille origine, mais de puissance nouvelle, reproduisait dans son sein la lutte morale qui faisait la vie de l'Angleterre; il en était l'expression la plus élevée; il réunissait en lui ce dualisme de soumission et d'indépendance qui seul peut, sous quelque forme que ce puisse être, résoudre le problème social. A la fois souverain et sujet, il donnait des lois et obéissait lui-même à des lois qu'il n'avait pas faites; ne laissant au trône qu'une autorité fictive, il payait cette usurpation par toutes les formes du respect; ne laissant au peuple qu'un éclair de puissance qui brillait au moment de l'orage électoral, il ne gouvernait cependant que sous condition de lui plaire. La puissance était conquise par

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