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gence jouit avec certitude du fruit de ses travaux, qui peut, avec une entière sécurité, cultiver toutes les sciences et tous les arts; un pays dont l'intérieur n'est jamais troublé par une force étrangère et qui n'a d'autres dangers à craindre que ceux de ses propres erreurs. Mais qu'y a-t-il de commun entre une pareille situation et celle d'un État continental?

Quand la France, entraînée par un mouvement de l'opinion publique, travaillée et provoquée dans un ordre d'idées anglaises, fit sa révolution de l'année 1830, son premier soin fut de mettre deux millions d'hommes sous les armes (cinq cent mille de troupes régulières, et quinze cent mille de gardes nationales). Cela pouvait convenir au besoin de protéger son indépendance; mais y a-t-il possibilité de liberté politique anglaise avec une pareille masse d'hommes armés?

Dans le temps où Rome était et osait encore être jalouse de sa liberté, elle avait tracé des limites que les légions ne pouvaient pas franchir; mais il n'y a pas de Rubicon en France. Cent mille hommes armés sont à Paris; les légions sont partout, elles sont avides de gloire; toutes les fois qu'un nouveau César se présentera, elles seront dociles à sa voix et le peuple applaudira à son triomphe. Cette différence de position explique pourquoi toutes les questions, en Angleterre, s'éclaircissent, se mûrissent et se décident par des discussions, tandis qu'en France elles sont toujours tranchées par le sabre. En a-t-il été autrement depuis l'année 1789, époque à laquelle la

France dit s'être constituée en pays libre? L'esprit de délibération peut-il avoir chez un peuple, dont les mœurs sont nécessairement militaires, le même caractère que chez celui qui ne voit, pour ainsi dire, jamais un soldat? C'est cependant en face de tout ce qu'il y a de dissemblable dans des positions si différentes que l'Angleterre appelle tous les peuples à l'adoption de ses formes et qu'elle a l'air de croire possible que le mouvement libre de l'opinion publique puisse suffire au gouvernement des États. Mais est-elle sincère dans sa prédication? En élevant ainsi comme bannière cette tunique constitutionnelle qui doit aller à toutes les tailles, est-elle innocente comme l'était Déjanire? ou bien sait-elle, comme le savait Nessus, combien ce vêtement va déchirer les entrailles de celui qui s'en revêtira? Des paroles célèbres de M. Canning, centaure politique à tête de tory et à queue de whig, ne seraient-elles pas une preuve que l'Angleterre connaît le pouvoir secret du présent qu'elle veut faire? Mais qu'il y ait dans sa conduite erreur ou intention, sa marche politique indique qu'elle a pour elle-même le sentiment d'une position nouvelle, sans qu'on puisse distinguer encore si elle sait se rendre compte à elle-même des causes qui ont amené ce changement. Comme les hommes qui se trompent sur leur état, l'Angleterre cherche le mal dont elle commence à souffrir où il n'est pas; elle doit donc comme eux se tromper également sur le remède. Le parti qui la gouverne aujourd'hui ne sachant pas, déjà depuis longtemps, comment ressaisir l'influence politique qui lui

était échappée, pour se rendre plus fort, voulut ajouter la puissance des idées à celle des intérêts : il se fit propagandiste par sa diplomatie. La similitude des institutions et des doctrines devint une condition nécessaire de son alliance. Marlborough n'avait jamais demandé au prince Eugène quelle était la forme du gouvernement impérial; ils agissaient tous deux de concert pour réprimer une ambition rivale, et l'État le plus républicain qu'il y eût alors en Europe était l'intime allié des deux illustres généraux. Or, on conçoit la politique des intérêts; elle repose sur des faits qui deviennent une base de calculs; les États peuvent se combattre sans cesser de se comprendre; la paix ramène par transaction l'ordre et la sécurité; mais la politique des doctrines cesse de pouvoir être soumise à des calculs; elle doit nécessairement aboutir à une seule et unique combinaison, à celle de Mahomet propageant le Coran le cimeterre à la main.

Cependant le monde est abusé; l'Europe se divise chaque jour davantage en deux parties séparées, divergentes de formes et de principes. Le mouvement donné à l'opinion contribue à rendre chaque jour cette idée de séparation plus hostile. Ce mouvement a été provoqué par quelques publicistes novateurs : ils ont partagé l'Europe en deux zones, la constitutionnelle et l'absolutiste; ils ont rangé les deux partis en bataille; ils ont fait le dénombrement des forces respectives, morales et matérielles; ils ont calculé les chances du combat et ont fini par présager la victoire au parti qu'ils

voulaient servir. Ce travail n'a pas été l'œuvre d'hommes de conscience, qui auraient avec impartialité cherché la vérité et désiré la paix de l'Europe. C'est l'œuvre d'hommes de parti qui lancent des pamphlets pour engager une lutte. Ils n'ont, certes, que trop réussi; une foule d'esprits légers ont arboré cette bannière. Cependant une foule n'est pas une armée; mise en mouvement par des clubs, des intérêts privés et des passions, elle fait naître des orages sans doute, mais des orages passagers; car une raison forte, basée sur le droit, triomphe de tout ce qui se présente au combat sans organisation régulière. Ainsi, les gouvernements ont pu longtemps négliger de pareilles attaques et mépriser des clameurs populaires. Ce n'était pas encore le bruit des rues qui faisait loi; l'émeute n'était pas souveraine.

La question a changé de face; ce n'est plus un thème de polémique pour des ambitieux ou pour des journaux qui veulent se vendre. Ce n'est plus uniquement un moyen d'agitation employé pour susciter des embarras à des rivaux ; c'est un système politique adopté par deux grands gouvernements, proclamé par eux comme une loi, devant devenir universelle et comme une réforme nécessaire au bonheur des hommes. « La France et l'Angleterre, comme deux énormes béliers, dit M. de Chateaubriand, battent en brèche l'ancien ordre social. » Cette force de destruction est incontestable; nous la voyons opérer partout; mais y a-t-il une force de réparation, de reconstruction qui puisse succéder à celle de la destruction? Les deux béliers le

disent. Faut-il les croire sur parole? C'est une situation pleine de dangers ceux qui les ont suscités ne les nient pas; mais ils disent qu'un grand mouvement s'est emparé de l'esprit humain, que le danger consiste à vouloir lui résister, que nous sommes arrivés à une époque de transition, de transformation sociale; qu'il est plus sage de la favoriser que de la combattre; mais se livrer à de pareilles phrases sans examen, ne serait-ce pas se livrer sans boussole à tous les orages? Pourquoi précipiter le mouvement? Ne vaudrait-il pas mieux lui laisser l'impulsion naturelle que lui donne la marche du temps? Elle est assez forte aujourd'hui ; le monde a bien plutôt besoin d'un principe de modération que d'une action d'excitation. Vous qui vous élevez avec raison contre les maux qu'a produits le fanatisme religieux, pourquoi suscitez-vous donc le fanatisme politique? Croyez-vous qu'il soit d'une nature plus douce et plus humaine? Pouvez-vous d'avance calculer les excès auxquels il pourra être entraîné? N'en avez-vous pas déjà vu de terribles exemples? L'Europe, dites-vous, doit se niveler dans un même système. Si ce nivellement est une nécessité, vous déclarez donc l'incompatibilité des deux doctrines qui la divisent. N'est-ce pas déclarer en même temps votre volonté de renverser celle qui vous est opposée? Vous allez donc inévitablement à la guerre. Mais la guerre a-t-elle jamais produit la liberté politique, ou mieux assuré les libertés des peuples? Croyez-vous que la croisade évangélique de Gustave-Adolphe ait fait le bonheur de l'Allemagne? Luther n'aurait-il pas été un meilleur ré

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