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secret imposé au médecin par l'article 378 du Code pénal. Un jugement du tribunal lui ordonna de déposer sur les faits dont il avait eu connaissance.

Ce jugement fut porté en appel; et la cour de Grenoble, par des considérants très élogieux pour le médecin, déclara « qu'en refusant de révéler un secret dont il n'aurait été dépositaire que par état, qu'en se refusant de se livrer à un acte que sa conscience aurait repoussé et qui d'ailleurs aurait pu compromettre les intérêts d'un tiers qui n'aurait pas été étranger au secret, le Dr Fournier a donné la mesure de son respect pour la loi, pour la morale et l'ordre public...», et rendit un arrêt le dispensant de déposer sur les faits connus par lui en vertu de l'exercice de sa profession (1).

La situation en justice du médecin traitant est donc très nette. Elle est tout aussi simple si un client marié vient lui demander un certificat constatant que son conjoint lui a transmis une maladie vénérienne. Le médecin doit refuser. Si le client insiste, on ne peut que lui donner le conseil de provoquer une expertise (2).

Voyons maintenant quel sera le rôle du médecin expert:

L'expertise, en matière de maladie communiquée, et particulièrement quand il s'agit de syphilis, est très délicate (3). Vous vous trouvez en présence d'une dame mariée, atteinte récemment de syphilis; je prends le cas de la maladie transmise par le mari à sa femme, parce qu'il est le plus fréquent; mais vous devez vous souvenir qu'il peut arriver aussi bien que l'infection du mari provienne de sa femme. Vous rechercherez des indications dans l'âge des accidents. Si vous trouvez, par exemple, chez le mari, auquel nous conserverons le mauvais rôle, des accidents appartenant à la fin de la période secondaire, alors que la femme présente un chancre et de la roséole, il y a de grandes présomptions pour que le premier soit le contaminateur.

C'est un signe de présomption, mais rien de plus, car il faut penser que la syphilis de la femme et celle du mari peuvent n'avoir aucun rapport et que l'infection peut avoir été prise par l'un et l'autre hors du domicile conjugal.

D'autre part, tous deux peuvent être de bonne foi et la syphilis peut être entrée dans le ménage par une voie détournée.

Un cas intéressant a été signalé par le professeur A. Fournier. Il y a quelques années, une dame, à l'abri de tout soupçon, prend la syphilis et la transmet à son mari; après bien des recherches,

(1) P. BROUARDEL, La responsabilité médicale, 1898, p. 83 et suiv.

(2) P. Brouardel, La responsabilité médicale, 1898, p. 140.

(3) P. BROUARDEL, L'exercice de la médecine et le charlatanisme, p. 261.

M. A. Fournier finit par découvrir la genèse de cette infection. Elle provenait d'une camériste syphilitique qui, pendant les absences de sa maîtresse, se servait de ses objets de toilette.

J'ai signalé ailleurs le fait curieux d'une famille composée du père, de la mère, du grand-père, de la grand mère, d'un enfant et d'une bonne, qui tous devinrent syphilitiques. Tout le monde accusait les jeunes, et le mari et la femme s'accusaient réciproquement d'avoir fait entrer la syphilis dans le ménage. Il n'en était cependant rien. Le coupable était le grand-père qui, venu à Paris pour affaires, avait contracté la syphilis, et avait consécutivement contaminé sa femme; celle-ci avait contaminé l'enfant auquel elle faisait prendre ses repas. L'enfant avait transmis la syphilis à son père et à sa mère, soit directement; soit que l'un, infecté tout d'abord, ait ensuite infecté l'autre; enfin, la servante présentait un chancre de l'avant-bras, dû au contact de plaques muqueuses anales que portait le nourrisson (1).

Dans ce cas, le mari et la femme pouvaient avoir des accidents d'âge différent, sans que la contamination pût être imputable à l'un ou à l'autre.

Quand il s'agit d'une transmission datant de plusieurs années, le diagnostic est encore plus difficile. Vous ne pourrez guère trouver les traces de l'accident initial, non plus que des diverses éruptions sur la peau ou les muqueuses. Il faudra donc vous borner à faire l'histoire rétrospective des accidents, suivant les données qui vous seront fournies par les personnes intéressées.

Dans ce cas, vous vous inquiéterez des grossesses, de leur marche, des avortements qui se sont produits, de l'état de santé des enfants au moment de leur naissance, nés à terme ou avant terme; de la cause de leur mort s'ils ont succombé en bas âge.

Vous passerez ensuite à l'examen des enfants vivants, les examinant de la façon la plus complète, de manière à ne laisser passer aucune trace de syphilis héréditaire ou de dystrophie par hérédité spécifique.

Voilà quelle sera la marche de votre expertise, mais je dois vous avertir que parfois il vous sera bien difficile d'arriver à un résultat positif.

Une des conséquences de la syphilis chez la femme réside dans

(1) P. BrouardeL. L'exercice de la médecine et le charlatanisme, 1898, p. 281.

l'impossibilité de mener à bonne fin une grossesse; dans le cas où la femme aurait eu un avortement, la date de cet accident pourra vous donner une présomption sur l'époque de l'infection, sans que vous puissiez avoir par là une indication quelconque sur l'auteur de cette infection.

Vous rencontrerez des cas particulièrement embarrassants; en voici un exemple :

Un capitaine d'infanterie était devenu subitement paraplégique; il prétendait que c'était à la suite des fatigues supportées au cours des grandes manœuvres, pendant lesquelles il avait, à plusieurs reprises, passé des nuits couché dans l'herbe. Je cherchai en vain les antécédents syphilitiques et, bien que n'ayant rien trouvé de probant, je le soumis au traitement spécifique. En six semaines sa paralysie disparut.

Un jour que j'étais en visite chez lui, il me dit : « Regardez donc ma femme, elle nourrit son enfant et, depuis quelque temps, elle a sur le corps une drôle d'éruption. »

Non seulement je constatai une éruption, mais je découvris une plaque muqueuse à la lèvre supérieure. L'enfant ne présentait aucun signe de syphilis héréditaire ou acquise. Or, dans ce ménage, qui avait introduit la syphilis? D'une part, le mari pouvait avoir eu une syphilis antérieure, sa paraplégie ayant cédé rapidement pendant un traitement spécifique était pour le moins suspecte. D'un autre côté, la femme pouvait l'avoir contractée en dehors du domicile conjugal, ou bien même en dehors de tout acte répréhensible, par un embrassement ou par le contact d'un objet infecté. Quoi qu'il en soit, il nous fut impossible, à moi et à M. Besnier que j'avais appelé à mon aide, d'élucider la question et de déterminer comment la syphilis avait pénétré dans le ménage.

La transmission de la syphilis au conjoint constitue-t-elle une injure grave?

Les avis ont été de tout temps très partagés. Pothier disait : « Le mal vénérien, quoiqu'il y ait de fortes raisons de croire que le mari se le soit attiré par ses débauches, ne peut servir de fondement à une demande en séparation, ce mal n'étant plus aujourd'hui un mal incurable, mais un de ceux que tous les chirurgiens savent guérir (1). » Cependant, la jurisprudence s'établit dans le sens

(1) POTHIER, Contrat de mariage, no 514.

inverse; et, en 1771, Linguet, plaidant dans un cas de séparation à la suite d'infection syphilitique d'une dame N... par son mari, considérait que la transmission de cette maladie devait être considérée comme la plus grave des injures : « Des épithètes injurieuses, disait-il, provoquées par la colère, ont quelquefois suffi à priver un mari d'une épouse qu'il respectait peut-être au fond du cœur, et l'on ménagerait celui qui, sans égard pour l'innocence de sa femme, l'expose à devenir la fable et le rebut de la société!... Les maladies, les infirmités qu'il plaît à la Providence d'envoyer, attaquent la vertu comme le vice; leur présence est annoncée par des signes visibles; l'autre époux peut se précautionner contre elles et s'en préserver. La syphilis, au contraire, est le fruit et la punition de la débauche. » Cependant il ajoutait : « Pour l'admettre (ce moyen de séparation), il faut que la vérité des faits ne soit pas problématique, que l'origine du mal ne soit pas douteuse, que ses effets ne soient ni passagers, ni facilement curables. Lorsque les deux époux s'accusent réciproquement, qu'une confusion impénétrable cache la source de l'infection, la justice doit être arrêtée, non par l'insuffisance du moyen, mais par celle de la preuve. Lorsque la preuve est acquise, que les faits convaincants ont manifesté la vérité, la séparation est légitime et nécessaire (1). » La séparation fut prononcée.

C'est toujours la question de débauche antérieure ou au cours du mariage, considérée comme cause unique de l'infection syphilitique, qui a, pendant longtemps, amené les magistrats à considérer la syphilis matrimoniale comme une cause suffisante de séparation. Dans un arrêt de la Cour de Lyon en date du 18 avril 1818, on trouve les considérants suivants :

Attendu que, considérée en elle-même et isolément de toute circonstance particulière, la communication du mal vénérien ne saurait être appréciée par les tribunaux comme une injure grave, dans le sens de la loi, parce que, le plus souvent, elle peut être involontaire, l'époux n'ayant pas une connaissance suffisante de son état, et parce que d'ailleurs il est le plus souvent difficile de savoir quel est le véritable auteur de cette communication mystérieuse et clandestine de sa nature; mais attendu que, dans l'espèce, toutes les circonstances présentent le caractère de l'injure la plus grave, de l'attentat le plus affligeant pour les mœurs, le plus effrayant pour les familles, puisqu'il s'agit d'un homme qui, sciemment infecté des poisons honteux de la débauche, aurait eu l'infamie d'en souiller la couche nuptiale, le jour même où il y a été admis; d'un homme qui

(1) BRIAND et CHAUDÉ, Manuel complet de médecine légale, 1880, p. 183.

aurait versé, avec pleine connaissance de cause, le germe de cette honteuse maladie dans le sein de la malheureuse dont il aurait trompé la foi; qui aurait flétri, dès le début de la vie conjugale, son existence physique et morale...

La Cour admet à faire la preuve de la communication de la maladie vénérienne (1).

Un arrêt de la Cour de Paris de 1861 porte que la communication d'une maladie vénérienne à la femme est une injure grave et une cause de séparation, que le mari en ait été atteint avant ou après le mariage, du moment où il savait qu'il en était atteint et qu'il en connaissait la nature contagieuse.

Actuellement, la jurisprudence nous semble très sage. Elle admet, si l'on peut ainsi dire, plusieurs degrés dans la responsabilité des personnes introduisant la syphilis dans le mariage.

En premier lieu, il y a les syphilitiques inconscients; ceux qui ignorent leur état infectieux, tel que celui de la dame qui prit la syphilis de sa camériste; M. A. Fournier en a cité un certain nombre de cas (2). Un médecin, dont l'observation est rapportée également par Fournier, présenta un chancre de l'amygdale, après avoir porté à sa bouche un coupe-papier dont il s'était servi comme abaisse-langue pour examiner la gorge d'un malade. Le chancre passa inaperçu et il transmit la syphilis à sa femme (3).

Dans ces cas, la responsabilité du conjoint qui donne la syphilis me semble être très atténuée.

Passons au syphilitique qui sait qu'il est syphilitique et qui se

marie.

Vous savez tous combien est considérable le nombre des individus atteints de syphilis, et je pense que ce serait une grande calamité si le mariage devait leur être formellement interdit. Nous nous dépeuplons, les statistiques le montrent; que serait-ce si toute une catégorie aussi nombreuse d'individus était vouée à tout jamais au célibat? mais quelle doit être la conduite envers le syphilitique qui vient au médecin demander l'autorisation de se marier (4). Il faut s'inquiéter de l'âge de sa syphilis, de la gravité des accidents, du traitement qu'il a suivi, de la durée des périodes de rémission et particulièrement de la date des derniers accidents.

(1) Cité par TOURDES, in Dict. encycl. des sc. méd., art. MARIAGE, p. 102. (2) JUMON, Étude sur les syphilis ignorées (Thèse de Paris, 1880).

(3) JUMON, loc. cit., p. 3o.

(4) P. BROUARDEL, L'exercice de la médecine et le charlatanisme, 1898, p. 283.

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