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employé. C'est surtout l'opinion publique qu'il importe de modifier; car, aucune loi ne fonctionne d'une manière satisfaisante si les populations ne collaborent pas avec la législation.

Il ne se passe pas d'année où nous, médecins praticiens, nous ne nous trouvions dans l'impossibilité d'empêcher des actes sexuels qui sont criminels parce qu'ils sont contagieux. Souvent les malades savent qu'ils sont dangereux; aucune considération ne les arrête, qu'il s'agisse de prostituées avides de gain ou ignorantes, ou d'hommes sans scrupule.

Des mariages même sont contractés, plus souvent qu'on ne croit, contrairement aux conseils formels des médecins, par .des personnes qui se trouvent dans les plus déplorables conditions de santé. Pour ma part, j'ai souvenance de plusieurs malades contagieux qui se sont mariés en dépit de mes avis pressants, que j'avais pourtant corroborés de l'autorité scientifique et morale de maîtres tels que MM. Fournier et Besnier.

Permettez-moi de vous rapporter brièvement plusieurs faits :

1er cas: Un riche étranger, venu à Paris pour se divertir, débarqua porteur d'un chancre syphilitique; il se refusa obstinément à ne pas prendre tous les soirs une femme nouvelle, montrant 200 francs en même temps que sa maladie. « Aucune femme ne refuse; je ne force personne, la syphilis fait partie des ris ques du métier... »

Dans le 2o, il s'agissait d'un employé de commerce qui, en pleine contagion de syphilis secondaire, se maria, malgré nous bien entendu, et en dépit de nos plus vives protestations, avec la fille de son patron, chance inespérée et à jamais retrouvable pour lui : « J'aurai de l'argent; je la ferai soigner...

Je n'insiste pas sur ces deux faits que j'ai déjà exposés à la 2 conférence de Bruxelles; mais permettez-moi de vous en résumer deux autres qui montrent combien l'esprit public a besoin d'être élevé et éclairé au point de vue spécial qui nous occupe ici.

Dans ce troisième cas, un jeune provincial de 23 ans, atteint d'un chancre syphilitique en pleine évolution, essentiellement contagieux, vint me dire que, fiancé à la fille d'un général, il est sur le point de se marier. Je finis par le convaincre qu'il ne peut pas, vu l'état de sa santé, commettre cette mauvaise action. Quinze jours après, il revient me prévenir que, malgré tout ce qu'il a pu dire, son mariage a été décidé en famille et qu'il est impossible à rompre maintenant qu'il a été annoncé par toute la ville. « Ce qui a levé tous ses scrupules, c'est que la jeune fille avertie est con

sentante. » Eh bien, il est évident que cette jeune fille ne savait pas à quoi elle s'exposait. Elle le sait maintenant, hélas!

Dans le quatrième cas, un jeune homme est également fiancé et atteint d'un chancre syphilitique typique que nous constatons formellement, notre collègue le D' Récamier et moi. Sur nos objurgations, le mariage est rompu. Mais à quelque temps de là, le Dr Récamier recevait la visite, d'abord de la jeune fille qui tenait à venir lui dire son indignation de voir « un médecin se mêler de ce qui ne le regarde pas, des affaires de son cœur, de son mariage à elle!... » Évidemment, cette jeune personne ne pouvait juger la chose à fond dans son ignorance de la réalité. Mais, quelques jours après, le père de la jeune fille vint à son tour reprocher au docteur « d'avoir brisé le bonheur de sa fille en mêlant la médecine à des choses où elle n'avait que faire ». Ces personnes, évidemment de bonne foi, dans leur douleur, ne pouvaient comprendre la gravité du cas et se rendaient fort mal compte de la manière absolument digne d'éloges dont, avec la plus grande fermeté, le Dr Récamier avait su accomplir son devoir de médecin éclairé et de bon conseiller, protégeant, malgré elles, toutes ces personnes et leur descendance innocente, contre de très grands malheurs. On le voit, l'absence d'une loi protectrice est bien souvent regrettable dans la pratique médicale spéciale. Il importe aussi d'éclairer les populations de façon à rendre de plus en plus rares tant de faits lamentables.

Je termine par deux remarques: 1° oui, ce sont bien les prostituées mineures, les clandestines, les insoumises par conséquent, qui sont les plus dangereuses et les plus contagieuses, de 17 à 21 ans. A partir de 22 ou 23 ans, la plupart sont guéries ou du moins ne transmettent plus que rarement la syphilis.

2° Je suis partisan d'adjoindre la blennorrhagie à la syphilis dans la liste des maladies dont la transmission doit être punie; il est bien certain toutefois que la syphilis est socialement de beaucoup plus grave que la blennorrhagie Je crois même que l'adjonction de la blennorrhagie sera utile pour faire appliquer la loi; car, s'il n'y a que la syphilis en cause, il n'y aura pas de plainte portée; on en portera plus facilement au contraire si le public comprend qu'il peut ne s'agir que de blennorrhagie et non de la syphilis laquelle infecte le sang et l'organisme à fond et pendant si longtemps. D'une manière générale, qu'il soit donc question de la

transmission vénérienne. Puisque c'est d'ailleurs la vérité clinique et réelle, c'est le seul point de vue auquel doit à mon avis ici se placer notre Société, sans considération autre de tactique ou de diplomatie.

M. Yves Guyot. Je rappelle les articles 1382 et 1383 du Code civil, stipulant que chacun est responsable du dommage qu'il a causé. M. le Président vient de nous donner connaissance d'un jugement qui s'applique à une contamination sexuellė; jusqu'à présent ils n'avaient été appliqués qu'aux contaminations résultant de l'allaitement ou du contact entre époux.

Le Code pénal est basé sur les principes suivants : il ne vise pas la réparation du préjudice physique, mais la volonté de nuire. Toutefois certaines fautes, « maladresses, inattention, négligence, inobservation du règlement », entraînent des pénalités (art. 319 et 320). Si vous introduisez un délit pénal, vous copierez plus moins ces articles. Or, la loi est promulguée. Des plaignants manqueront. Bien plus, un colonel apprend que ses hommes ont été contaminés dans une maison de tolérance. Il poursuit les filles, la tenancière. Celles-ci sont en règle. Le chef va se retourner vers le médecin, vers le maire; et si 50 colonels imitent cet exemple, que deviendront les maires et les médecins des villes réglementées ?

Supprimez-vous l'action publique? Croyez-vous qu'elle ne sera pas mise en mouvement par des exploitants de chantage? Prenezgarde: un garde des sceaux peu scrupuleux, un procureur de la République, pourra déshonorer des adversaires politiques, en faisant peser sur eux un soupçon de maladies qu'on a encore la regrettable coutume de considérer comme déshonorantes.

L'action publique fera considérer les médecins comme des auxiliaires du parquet et de la police. M. Barthélemy vient de citer des faits. Le délit existe. M. Barthélemy dénoncera-t-il l'étranger dont il vient de parler? le jeune homme qui s'est marié malgré ses conseils? Non. Alors à quoi bon le délit?

Voilà les malades rassurés; et c'est fort heureux, car autrement ils ne seraient plus allés chez le médecin ; et le délit pénal aurait éloigné les malades des soins médicaux; au lieu d'être un instrument de prophylaxie, la loi pourra donc être cause indirecte de plus nombreuses contaminations.

C'est à la suite des considérations qui précèdent que je présente les conclusions suivantes :

<< Considérant que les articles 1382 et 1383 du Code civil ouvrent la voie à toutes réparations; que si les demandes en réparations ne se produisent pas pour contamination vénérienne, en dehors des contaminations par l'allaitement ou entre époux, ce n'est pas à cause de l'exception ob turpem causam, mais parce que nul ne trouve intérêt à réclamer ;

<< Considérant que l'institution d'un délit de contamination ne ferait pas disparaître les motifs qui déterminent ces abstentions;

« Que, pour être efficace, elle impliquerait forcément l'action publique qui présenterait les plus graves dangers pour la sécurité des citoyens et la tranquillité des familles ;

« Qu'en faisant des médecins les auxiliaires de la police et du parquet, elle aurait pour conséquence d'éloigner les malades des soins médicaux; que, par conséquent, loin de contribuer à la prophylaxie des maladies vénériennes, elle risquerait de contribuer à leur conservation et à leur propagation;

« La Société française de prophylaxie sanitaire et morale déclare suffisants les articles 1382 et 1383 du Code civil, applicables aux contaminations vénériennes quelle qu'en soit l'origine. >>

M. Bérenger. Le délit pénal me semble nécessaire; c'est le seul moyen de réprimer un fait abominable et de donner de sérieux exemples. Si les articles 1382 et 1383 du Code civil restent la seule ressource de la victime, que pourra-t-on faire sur les personnes qui auront transmis la syphilis, mais qui seront insolvables?

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M. Guillon (Paul). Je ne suivrai pas M. Yves Guyot sur le terrain juridique; mais cependant, puisque je me trouve, moi médecin, prendre la parole après lui, je saisirai l'occasion pour dire bien haut que je ne conçois pas qu'aucune loi présente ou future puisse jamais amener un médecin à violer la loi primordiale que nous tenons de la plus antique tradition. Je veux parler du secret professionnel, dont le respect est la vraie loi morale qui dominera toujours l'exercice de la médecine.

Nous nous demandons aujourd'hui s'il y a lieu de créer une responsabilité pénale en matière de transmission des affections vénériennes. J'ai suivi attentivement l'étude qui a été faite ici de cette question, et j'avoue que ma religion est loin d'être éclairée. Une législation nouvelle s'impose-t-elle, ou bien peut-on se contenter des articles 1382 et 1383? Je me permets de croire que le but de notre Société est moins de faire des lois ou même de les étudier,

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que de combattre le péril vénérien en en proclamant les dangers et en en instituant de tous côtés les meilleurs traitements. Nos travaux ont eu déjà un grand retentissement; il s'est créé un courant d'opinion que nous devons encourager de toutes nos forces; et je voudrais que rien de ce qui se publie ici ne vienne entraver la grande tâche que nous avons entreprise de déraciner les préjugés, et d'instruire, en répandant des vérités trop peu connues.

La blennorrhagie n'est rien moins qu'une affection ridicule et inoffensive. Je ne reprendrai pas l'histoire de ses méfaits et de ses complications de toute nature chez l'homme et chez la femme (1); je ne citerai pas le nombre des aveugles-nés qui en sont les victimes. Mais je tiens à signaler un point nouveau et dont la gravité ne saurait passer inaperçue: c'est souvent à la suite de la blennorrhagie que l'appareil génito-urinaire prend la tuberculose. Cette question de la tuberculose uro-génitale est à l'étude dans le monde entier. Je n'ai pas en vue ici les cas de généralisation à l'appareil urinaire ou génital d'une tuberculose ancienne, et les phénomènes ultimes de retentissement sur ces organes de l'évolution du terrible mal, généralement à la période de cachexie. Je veux parler des cas, beaucoup plus nombreux qu'on ne le croit ordinairement où, chez un individu dont tous les organes sont sains, le bacille de Koch entre dans l'économie par l'appareil urinaire. Si jusqu'ici la preuve scientifique des lésions de la tuberculose primitive de l'urèthre fait encore défaut, il y a longtemps que nous savons que la persistance de l'uréthrite blennorrhagique chronique favorise l'éclosion de la tuberculose uro-génitale.

Disons-le très franchement si, grâce à l'école de Saint-Louis principalement, nous commençons à bien connaître la syphilis, et à pouvoir utilement, par un traitement aujourd'hui universellement adopté, en combattre les terribles conséquences, nous sommes loin d'être aussi fixés au sujet de la blennorrhagie et de ses retentissements lointains.

Et je me permettrai de répéter ici ce que je disais en septembre 1901, à Amsterdam, au 2o Congrès international des médecins de compagnies d'assurances : « La gonorrhée chronique réduit les chances

(1) Lawson Tait a dit que le plus grand nombre de ses opérations abdominales ont été dues à des complications blennorrhagiques. Les statistiques allemandes varient entre 18 et 25 pour 100, tandis que les Anglais et les Américains comptent cette origine 70 fois pour 100.

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