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quand on ne l'attaque pas ouvertement: il peut donc être utile de rappeler ce qu'a voulu, ce qu'a fait la Révolution française.

« La Révolution, disait M. Victor Cousin, à la Chambre des Pairs, en 1844, est le dernier effort de la puissance publique, pour rappeler à un centre commun toutes les forces du pays, éparses et captives, sous mille pouvoirs particuliers et contraires. Depuis des siècles, la royauté avait commencé et poursuivi ce grand travail de l'unité nationale: la Révolution l'acheva. Administration, justice, finances, clergé, instruction publique, tout était divisé, tout était local; la lutte était partout; l'harmonie, nulle part; tous ces éléments opposés se fondirent dans la fournaise ardente de la Révolution, et il en sortit la France nouvelle. Chose admirable ! Quand le travail fut terminé, il se trouva que la puissance nationale était centuplée, et qu'en même temps l'individu était émancipé. Dans la vieille société, l'individu était embarrassé comme l'Etat lui-même dans les entraves les plus bizarres: au commencement du XIX° siècle, tout homme né sur la terre de France était en possession de tous ses droits naturels, et l'Etat à la tête de toutes les forces de la nation. La plus puissante unité et en même temps une liberté immense, tel est le principe, telle est la fin de la Révolution française » (1).

On a quelquefois prétendu que la liberté d'enseignement avait été proclamée par la Révolution, dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. M. Cousin a remarqué, et bien d'autres après lui l'ont rappelé, que la Révolution avait été muette sur ce point.

« J'ai beau parcourir, disait-il, toutes les Déclarations des droits de l'homme et du citoyen, qui certes n'ont pas manqué, depuis plus d'un demi siècle, je ne rencontré dans aucune celui d'enseigner. C'est que ce prétendu droit est une chimère. Qu'est-ce en effet, qu'un droit naturel? celui dont ne peut être dépouillé l'homme naturel et cet homme déve(1) Victor Cousin. Discours prononcé à la Chambre des Pairs le 21 avril 1844, Exposition du système de l'Université.

loppé et achevé qu'on appelle un citoyen sans cesser d'être citoyen et un homme? » (1). Mais, dit-on, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1791 porte, en son article 11, que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » Or, cette libre communication des pensées et des opinions implique le droit d'enseigner et la liberté de l'enseignement. Oui, sans doute, elle l'implique, lato sensu; mais positivement, stricto sensu, non. Encore moins cet article 11 de la déclaration implique-t-il l'abandon des droits de l'Etat et leur abolition par la Révolution française. M. Villemain, dans l'exposé des motifs du projet de loi sur l'instruction secondaire qu'il déposa en 1844 comme ministre de l'Instruction publique, à la Chambre des Pairs, remarque que la Révolution s'imposa le besoin de créer tout un ensemble nouveau d'instruction publique et que ce ne fut pas d'abord en appliquant à l'enseignement la liberté qu'elle étendait à tout le reste. L'Assemblée constituante, il est vrai, entendit un rapport célèbre (le rapport de Talleyrand) et un projet de décret dont l'avant-dernier article était ainsi conçu: « Il sera libre à tout particulier, en se soumettant aux lois générales sur l'enseignement public, de former des établissements d'instruction. » Voilà de nouveau les droits de l'Etat réservés, et si bien réservés que, dans une loi relative à d'autres matières, l'assemblée posa en principe que, « sous l'autorité et l'inspection du roi, les administrations du département devaient être chargées de l'éducation publique, expressions qui, comme le fait justement observer M. Villemain, ne supposaient nullement, dans leur généralité, la liberté des établis séments particuliers.

C'est dans un décret du 29 frimaire an II (19 décembre 1793), qu'on trouve pour la première fois déclaré que l'enseigne

(1) Victor Cousin. Discours cité plus haut.

ment est libre. C'est là le principe. Il promet beaucoup, mais le décret est rempli de dispositions qui en restreignent singulièrement l'étendue. Il faudra enseigner publiquement, produire un certificat de civisme délivré par le conseil général de la commune, accepter la surveillance et l'inspection des comités créés à cet effet. Ce n'est pas dans le décret de la Convention que les défenseurs de ce qu'on appelle de nos jours la liberté d'enseignement vont chercher les origines de cette liberté.

Il est d'ailleurs remarquable que le droit individuel d'enseigner qui, rationnellement et de bonne foi, devrait être considéré comme la base de tout le système de la liberté d'enseignement, n'a jamais été l'objet d'une grande faveur de la part de ses partisans les plus fougueux. « La loi du 12 juillet 1875 s'ouvre, elle aussi, par cette déclaration pleine de promesses pour tous les amis de la liberté, dit l'exposé des motifs du projet de loi actuellement soumis à vos délibérations: « l'enseignement supérieur est libre. » Cependant, et dès l'article 2, apparaît une restriction qui atteint la liberté dans son essence, en limitant le droit individuel, c'est-à-dire l'exercice élémentaire et primordial de toute liberté: « Les cours isolés, est-il dit, dont la publicité ne sera pas restreinte aux auditeurs régulièrement inscrits, resteront soumis aux prescriptions des lois sur les réunions publiques. » Qu'est-ce que prouve une telle anomalie? C'est que les amis les plus déclarés de la liberté de l'enseignement ne la réclament pas comme un de ces droits naturels, imprescriptibles, inaliénables que nul gouvernement fondé sur la raison et digne de la civilisation ne peut contester ni restreindre. Notre honorable collègue, M. Pascal-Duprat, dans l'Assemblée nationale de 1871, avait déjà fait cette curieuse observation que, pour certains membres et des plus ouvertement déclarés en faveur de la loi sur la liberté de l'enseignement supérieur, « le droit d'enseigner n'existe pas pour les individus, n'existe pas au point de vue individuel et qu'ils n'admettent la liberté d'enseigner qu'au point de vue collectif, c'est-à-dire pour les asso

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ciations. D'où cette conclusion étrange et dont on trouverait difficilement un exemple dans les différentes législations, qu'il peut y avoir un droit collectif qui n'ait pas sa racine dans un droit individuel? (1)

Que faut-il conclure de là? C'est que, dans les débats qui touchent à la liberté de l'enseignement, on doit bien se garder de crier à l'abus et à la tyrannie, quand on parle de maintenir les droits de l'Etat, en face des prétentions que cette liberté a longtemps cachées, et qui, de nos jours, s'affichent ouvertement. Les hommes les plus attachés aux libertés vraies, à celles qui ont été reconnues et proclamées dans la Déclara tion des droits de l'homme et du citoyen, peuvent ainsi rassurer leur conscience ce n'est pas toujours la liberté que l'on cherche à établir, quand on inscrit ce beau et grand nom sur la bannière d'un parti. Il y a des enseignes trompeuses. Voilà déjà longtemps - c'était dans la séance de la Chambre des Députés du 25 janvier 1844 que M. Dupin s'est écrié : Messieurs, il faut toujours poser franchement les questions. Eh bien! je le dis sans détour, sous une question de liberté, s'agite une question de domination. >>

Après les orages de la Révolution, quand la société se rasseoit, des lois consulaires et impériales organisent l'instruction publique dans la France nouvelle. Ce sont les lois de 1802 et de 1806, les décrets de 1808 et de 1811. L'Université impériale est fondée. C'est ce système d'enseignement qui a fonctionné dans notre pays jusqu'en 1850. Il a été attaqué avec une violence extrême et toujours par les mêmes ennemis. Il a été longtemps défendu avec une rare vigueur par les hommes les plus éminents qui se sont succédé au ministère de l'Instruction publique. Il a fini par succomber, abandonné par ceux-là même qui en avaient présenté les plus éloquentes apologies. Nous n'avons rien à emprunter pour notre démocratie républicaine au despotisme césarien du premier empire, et nous ne demandons pas à restaurer l'institution, de (1) Pascal-Duprat. Discours prononcé à l'Assemblée nationale dans la séance du 22 décembre 1874.

l'université qui pourtant n'a été ni sans gloire ni sans profits pour la France libérale. C'est M. Royer-Collard qui a dit de l'Université de France ce que l'on en a jamais dit de plus élevé au point de vue social et politique. Il faut rappeler ces belles paroles, que l'on a trouvé plus facile d'oublier qu'il ne l'était de les réfuter:

L'Université, disait M. Royer-Collard, n'est autre chose que le gouvernement appliqué à la direction universelle de l'instruction publique. Elle a été élevée sur cette base fondamentale, que l'instruction et l'éducation publique appartiennent à l'Etat, et sont sous la direction supérieure du roi. Il faut renverser cette maxime ou en respecter les conséquences; et pour la renverser, il faut l'attaquer de front; il faut prouver que l'instruction publique, et avec elle les doctrines religieuses, philosophiques et politiques qui en sont l'âme, sont hors des intérêts généraux de la société ; qu'elles entrent naturellement dans le commerce comme les besoins privés; qu'elles appartiennent à l'industrie comme la fabrication des étoffes, ou bien peut-être qu'elles forment l'apanage indépendant de quelque puissance particulière qui aurait le privilége de donner des lois à la puissance publique.

« L'Université a le monopole de l'éducation, à peu près comme les tribunaux ont le monopole de la justice ou l'armée celui de la force publique (1). »

On nous dit aujourd'hui, pour ébranler l'autorité de ces graves et fortes maximes, que « cette main mise sur l'esprit des générations nouvelles, ce droit reconnu à la puissance publique de façonner à sa guise la jeunesse, sont aujourd'hui repoussés par tous les partis, sans distinction d'opinion (2), et l'on passe à l'application du principe, indiscutable à ce qu'il paraît, de la liberté de l'enseignement. Repoussés par tous les partis, c'est possible, dirons-nous à notre tour; nais par

(1) P. de Barante. La vie politique de M. Royer Collard, tome I, p. 320.

(2) M. Ed, Laboulaye. - Rapport présenté à l'Assemblée nationale sur la liberté de l'enseignement supérieur, page 2.

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