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parti, avait-il eu raison de dire à ses amis, après l'échec de la loi de 1844: « Ne nous décourageons jamais. Jamais de retraite, jamais de repos; mais aussi jamais d'impatience; jamais de ces lâches tristesses qui trahissent le mauvais soldat. Sachons attendre. Telle est la nature des luttes humaines. Dans toutes les grandes affaires de ce bas monde, il y a deux espèces d'hommes : les hommes de bataille, et les hommes de transaction, les soldats qui gagnent les victoires, et les diplomates qui passent les traités. Le temps des transactions n'est pas encore arrivé; le rôle des diplomates n'est pas encore prêt. Nous leur demandons de nous laisser le temps de leur préparer une plus ample moisson, de leur faire la partie la plus belle.» (1).

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Il faut savoir admirer cette habile conduite politique, pour être capable de l'imiter à son tour. La guerre faite à l'Etat au nom de la liberté d'enseignement a été longue; elle a subi bien des vicissitudes; mais ceux qui l'ont faite ne se sont jamais laissé aller à la défaillance; ils ont toujours cru au succès définitif, s'il pouvait y avoir un succès définitif contre la nation dont les droits sont immuables et imprescriptibles. Sachons, nous aussi, nous armer de patience et de fermeté pour rendre à l'Etat ce qui lui a été enlevé, au grand dommage des attributions nécessaires de la puissance publique. La campagne pourra être longue: ne nous décourageons pas; point d'impatience et point de précipitation!

On aperçoit déjà des traces de cet esprit de transaction recommandé par M. de Montalembert, dans le projet de loi émané du comité de l'enseignement, dont M. Jules Simon, membre de l'Assemblée constituante, fut le rapporteur. Ce projet de loi établissait le droit commun pour l'Université comme pour ses rivaux, y compris les petits séminaires, qui, dans les revendications épiscopales antérieures avaient toujours été réservés. Le droit commun, thèse commode étayée

(1) Montalembert. Des devoirs des catholiques dans les élections, pages 430 et 431 des Euvres complètes.

sur un principe généreux, était établi dans toute son étendue, même au profit des congrégations religieuses.

Votre loi, Messieurs, disait M. Jules Simon, ne laisse pas subsister les immunités; il était juste qu'elle détruisît les entraves. Les petits séminaires rentrent dans le droit commun; qu'ils y rentrent pour tout. Leurs professeurs feront preuve de moralité et de capacité; ils seront soumis à l'inspection, mais leurs élèves pourront se présenter partout, s'ils sont capables. La République n'interdit qu'aux ignorants et aux indignes le droit d'enseigner et elle ne connaît pas les corporations; elle ne les connaît ni pour les gêner, ni pour les protéger; elle ne voit devant elle que des professeurs. »

C'était ne pas voir assez et fermer les yeux sur un péril qui allait grandir avec une effroyable rapidité, L'honorable Rapporteur du comité de la Constituante, n'avait en vue que les petits séminaires diocésains et leurs professeurs ecclésiastiques séculiers: les ordres religieux allaient apparaître !

On ne tarda pas à glisser sur une pente dangereuse. L'esprit de transaction eut enfin son jour, le jour à jamais regrettable où l'esprit si net et si lucide de M. Thiers se troubla sous l'impression des événements d'alors.

En 1845, M. Thiers avait, dans un discours célèbre, revendiqué les droits de la société civile en face des empiétements de l'ultramontanisme, et obtenu de la Chambre des Députés un ordre du jour motivé qui mettait le Gouvernement en demeure d'appliquer les lois du pays sur les congrégations non autorisées. En janvier 1848, il avait déclaré, aux applaudissements de la France libérale et progressiste, que, sans être radical, il était du parti de la Révolution en Europe. « Je souhaite, disait-il, que la Révolution soit dans les mains des modérés; mais quand elle passerait dans la main des hommes qui ne sont pas modérés, je ne quitterais jamais pour cela la cause de la révolution. »

Et trois mois après, le 2 mai 1848, il écrivait : « Quant à la liberté d'enseignement, je suis changé ! Je le suis, non par

une révolution dans mes convictions, mais par une révolution dans l'état social. »

Hé bien, oui, nous l'accorderons, si l'on veut, les convictions de M. Thiers n'avaient pas changé, et certes, il a donné lui-même des preuves évidentes de son attachement persistant aux droits de l'Etat, dans les séances de cette Commission extra-parlementaire constituée par M. de Falloux, et dont on eut si grand soin de confier la présidence, c'est-à-dire les honneurs, à l'illustre homme d'Etat! Mais comment expliquer autrement que par la peur, par une peur inexplicable, cette guerre insensée, désastreuse, faite sans relâche pendant toute la durée de la seconde République par M. Thiers à la démocratie française, qu'il appelait, sans la connaître, des noms odieux de démagogie, de vile multitude; qu'il accablait de ses mépris et de ses sarcasmes, oubliant sa propre origine, plébéienne et roturière; à qui il voulait imposer l'enseignement obligatoire des instituteurs religieux comme un frein, réservant pour les fils de la haute bourgeoisie la philosophie, la liberté de penser, les belles-lettres, tout ce qui peut élever un peuple en l'éclairant! Comment reconnaître M. Thiers, cet homme d'un bon sens si merveilleux et si rare, dans l'orateur aux sorties furibondes que nous montrent les procès-verbaux de la Commission de M. de Falloux (1)? La passion l'emporte; il n'a plus ni règle ni mesure; il ferait volontiers à ses nouveaux amis litière de ses idées les plus anciennes et les plus chères. Il se repent, il gémit; il se frappe la poitrine pour des fautes qu'il n'a pas commises; il livre tout ce qui est important, pour garder ce qui ne l'est pas ; il va jusqu'à dire que, dans sa pensée, il faudrait donner tout l'enseignement primaire aux prêtres, pour éviter les instituteurs,qui sont comme trente-sept mille socialistes et communistes, véritables anti-curés dans les villages. Que faut-il penser de l'état général des esprits dans la haute

(1) Ces procès-verbaux ont été publiés dans le Correspondant, livraisons du 10 mars au 10 mai 1879.

bourgeoisie française, quand un homme, tel que M. Thiers, osait prononcer des paroles comme celles-ci : « Qui donc dans nos campagnes désire que ses enfants soient instruits? » et celles-ci, qui sont encore plus indignes de cette admirable intelligence : « Quant au paysan, il ne témoigne pas le désir d'envoyer son enfant à l'école, et il n'a peut-être pas tort car l'enfant qui a suivi l'école, trop souvent ne veut plus tenir la charrue. Je veux restreindre cette extension démesurée de l'enseignement primaire, qui serait d'ailleurs la négation de la liberté de l'enseignement. Oui, je dis et je soutiens que l'enseignement primaire ne doit pas être forcément et nécessairement à la portée de tous; j'irai même jusqu'à dire que l'instruction est suivant moi un commencement d'aisance, et que l'aisance n'est pas réservée à tous (1). »

Le respect de la grande mémoire de M. Thiers, le souvenir des signalés services qu'il a rendus à la France et à la République, nous interdisent de trop nous appesantir sur des paroles prononcées dans l'affolement et dans le délire d'une époque profondément troublée. Hélas! les paroles passent, mais les actes restent; et l'histoire a ses droits qui sont ceux de la vérité. Il fallait une situation comme celle de 1849-1850 pour que les droits de la société laïque et civile fussent si délibérément sacrifiés à des prétentions jusque-là repoussées avec une ténacité égale à celle que l'on avait mise à les soutenir.

C'est de la loi de 1850 que datent ces usurpations sur le pouvoir de l'Etat qu'il s'agit aujourd'hui de réfréner et de combattre. Veut-on savoir de quel prix était pour le parti de la liberté de l'enseignement cette loi fameuse? Demandons-le à l'un des principaux auteurs de cette loi, à M. Dupanloup, qui eut, en cette occasion mémorable, le grand et précieux honneur d'enrôler au service de sa cause M. Thiers, après l'avoir subjugué ! Après le vote de la loi, le parti ultramontain,

(1) A. Thiers. Discours prononcé devant la Commission extra-parlementaire chargée de la préparation d'un projet de loi organique sur l'instruction publique. - Correspondant du 10 mars 1879.

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qui est insatiable, n'était pas encore satisfait. Il niait les avantages remportés, les conquêtes faites, et M. Dupanloup, répondant à ses amis imprudents, immodérés et ingrats, écrivait:

« On a vainement dit contre tout bon sens et misérablement répété, que la loi de M. de Falloux avait été faite d'accord avec l'Université et en sa faveur. C'est contre le monopole universitaire et malgré l'Université qu'a été faite cette loi. Toutes les grandes réformes opérées par le projet de loi et qui doivent, avant peu d'années, changer profondément la face de la France, ont été des conquêtes laborieuses. Ce n'est qu'après trois mois de luttes ardentes, sans cesse renouvelées, qu'on a successivement obtenu et emporté de vive force :

« L'affranchissement des petits séminaires;

« L'admission des congrégations religieuses et des jésuites expressément nommés;

« L'abolition des grades;

« La destruction des écoles normales;

« La réforme radicale de l'instruction primaire ;

« La dislocation profonde et irrémédiable de la hiérarchie universitaire ;

<< La liberté des pensionnats primaires et de l'enseignement charitable;

« Enfin, la grande place réservée à NN. SS. les évêques dans les conseils de l'instruction publique. » (1)

Voilà le tableau des usurpations que l'on se promettait d'accomplir dans le domaine de l'Etat, trois mois avant le vote de la loi de 1850. Heureusement que toutes ces usurpations n'ont pas été consommées. Mais à la loi de 1850, il faut ajouter toutes les immunités, toutes les tolérances dont le parti clérical a joui pendant si longtemps sous l'empire; il

(1) M. Dupanloup, évêque d'Orléans. Lettre écrite à l'Ami de la religion, le 13 novembre 1849.

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