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Avant d'en venir là, nous devons dire que la Commission a été saisie de trois projets de lois complets sur le même sujet.

Le premier émane de l'initiative de notre honorable et savant collègue, M. Paul Bert, qui a présidé aux travaux de la Commission. Il a été déposé dans la séance du 23 janvier 1879; il est, par conséquent, antérieur de près de deux mois à celui de M. le Ministre de l'Instruction publique. Il se recommandait à toute notre attention par la compétence reconnue de son auteur.

Ce projet a été évidemment inspiré par l'idée de substituer la véritable liberté de l'enseignement supérieur à la législation de 1875, qui, frappant d'impuissance toute initiative privée, n'a réussi qu'à fonder au profit de l'Eglise catholique un monopole aussi redoutable pour l'enseignement que pour la liberté. Il avait aussi pour but de remédier à l'insuffisance évidente de la proposition de loi faite en 1876, au nom du cabinet présidé par M. Dufaure par M. Waddington, ministre de l'instruction publique, qui ne touchait qu'à la collation des grades, et qui laissait subsister tout un ensemble de dispositions législatives qui ont suscité dans la nation de vives et légitimes protestations.

Ce projet est fort bien coordonné. Il reconnaît et proclame que l'enseignement supérieur est libre, et il organise cette liberté de l'enseignement qui est la véritable, puisque c'est la liberté d'enseigner : car autre chose est enseigner, et autre chose est fonder des établissements pour qui l'on réclame le partage de la collation des grades avec l'Etat, la personnalité civile, les titres d'Universités et de Facultés.

La Commission aurait vivement désiré s'approprier tout ou partie du projet de loi denotre éminent collègue. Mais M. Paul Bert, frappé comme la majorité de la Commission, de la nécessité de se ranger derrière le Gouvernement qui a pris l'initiative d'une restauration graduelle des droits de l'Etat, a retiré lui-même son projet, et nous n'avons plus à en entretenir la Chambre.

Une autre proposition de loi, un véritable contre-projet,

nous a été présenté par M. le duc de Feltre. Cette proposition est d'une simplicité toute nue et toute logique. Elle applique le principe de la liberté absolue à l'enseignement. Elle accorde aux Facultés libres, concuremment avec celles de l'Etat, le droit de délivrer des diplômes et de conférer les grades; seulement les personnes qui auraient obtenu ces diplômes et ces grades seront tenues de joindre en toute circonstance à leurs titres le nom de la Faculté qui les leur auront conférés. Elle supprime le droit d'inscriptions et d'examen dans les Faculcultés de l'Etat. Elle ne touche pas à la législation sur les congrégations et associations, quel qu'en soit le caractère; elle reconnaît à tous les Français âgés de 25 ans le droit d'enseigner dans un établissement d'un ordre quelconque, sous les garanties de moralité et de capacités spécifiées par les lois. L'Etat devra n'admettre dans les fonctions qui relèvent directement de son autorité, comme dans ses écoles, que les candidats diplômés par son Université : disposition d'une importance capitale qui se fait jour dans cette proposition de loi d'une matière assez inattendue, dont les conséquences sont d'une portée considérable et qu'il est bon de retenir pour mémoire; car c'est la reconnaissance formelle d'un droit qui appartient évidemment à l'Etat, d'enseigner, de choisir ses maîtres, de constater par des diplômes le degré d'instruction de ses élèves, et de choisir parmi eux ceux qu'il croit capables de remplir les emplois dont il dispose.

La commission exprime le regret très-sincère que M. le duc de Feltre n'ait pas accompagné sa proposition de loi d'un exposé de motifs plus détaillé, notamment en ce qui concerne l'innovation dont nous venons de parler. Quant à la prétendue application des principes de 1789 dont se prévaut l'honorable auteur du contre-projet, la commission fait toutes ses réserves, notamment à l'égard de la collation des grades. Sur ce point, il n'y a jamais eu de doutes dans l'esprit des jurisconsultes. A toutes les autorités qui ont été citées, on peut joindre celle du ministère soi-disant libéral du 2 janvier, à la fin de l'Empire. Lorsqu'en 1870, le ministère du 2 janvier s'oc

cupa d'organiser la liberté, depuis si longtemps promise, de l'enseignement supérieur, M. Segris, ministre de l'instruction publique, déclara en son nom, devant le Sénat, que l'Etat n'abandonnerait pas la collation des grades de l'enseignement supérieur.

La proposition de loi de M. le duc de Feltre s'éloignant trop du projet de loi du Gouvernement pour pouvoir être amendée, la commission a décidé de la rejeter purement st simplement.

Notre honorable collègue, M. de Gasté, a déposé, le jour même de la rentrée des Chambres, le 15 mai 1879, une proposition de loi qui a été renvoyée à votre Commission. C'est un véritable contre-projet, ou, pour parler plus exactement, c'est une série d'observations personnelles sur le projet de loi de M. le Ministre de l'Instruction publique, et suivies de deux ou trois propositions, en forme d'articles, qui ne se rapportent pas toutes à la liberté de l'enseignement supérieur. La Commission estime qu'elle ne doit pas critiquer les vues et les opinions de l'un de nos collègues. M. de Gasté reproduira sans doute ses observations devant la Chambre. Quant à son contre-projet, elle a décidé qu'il devait être écarté. Notre honorable collègue propose d'établir un jury spécial pour la collation des grades, et la Commission n'admet que le système du projet de loi du Gouvernement, c'est-à-dire le retour à la pratique constante jusqu'à la loi de 1875, et les examens subis devant les professeurs des Facultés de l'Etat qui délivrent les certificats d'aptitude aux grades et aux diplômes. M. de Gasté concède à l'Etat le droit de ne point admettre comme professeurs dans ses établissements les membres des congrégations religieuses qu'il n'aurait pas reconnues. Nous ne pouvons nous contenter de cette concession dont l'Etat n'a d'ailleurs nul besoin. Le contre-projet de notre collègue marche ainsi côte à côle avec le projet du Gouvernement, sans toucher directement aux graves questions soumises aux délibérations de la Chambre. M. de Gasté dit son mot sur la lettre d'obédience, sur la nomination des instituteurs laïques et congréganistes et

même sur leurs traitements. La Commission n'a pu le suivre dans tous les développements d'une pensée toujours honnête et souvent libérale, mais qui s'éparpille sur tous les sujets. Elle exprime l'opinion que la proposition de loi de notre honorable collègue ne doit pas arrêter plus longtemps l'attention de la Chambre.

Au moment d'aborder le projet de loi du Gouvernement, il convient d'en bien marquer de nouveau le caractère.

Ce projet de loi laisse subsister dans son intégrité le principe de la loi du 12 juillet 1875, à savoir que l'enseignement supérieur est libre. Ce principe n'est ni contesté ni menacé par le projet de loi, en tant qu'il ne s'agit que de reconnaître aux citoyens le droit d'ouvrir des établissements ou des cours d'enseignement supérieur, et leur complète indépendance en matière de doctrines et de méthodes, sauf bien entendu à répondre de toutes infractions aux lois relatives au respect dû à la Constitution et aux bonnes mœurs. Voilà la liberté vraie. L'ancien monopole en matière d'enseignement a disparu : il n'est pas rétabli. La loi tient compte des dispositions nouvelles des esprits. Elle ne recule pas au delà des années où l'on a commencé de penser qu'il convenait d'admettre les citoyens à l'exercice de la faculté d'enseigner en partage avec l'Etat. La loi actuelle n'est pas une loi de réaction; elle trouve la liberté accordée; elle ne la retire pas; elle se contente d'en organiser l'exercice, et, dans cette organisation même, tout en assurant de plus sérieuses garanties au droit individuel qui appartient à chaque citoyen de communiquer sa pensée dans des leçons privées ou dans des cours isolés et publics, elle restaure, conserve et sauvegarde les droits de la puissance publique, qui ont été imprudemment sacrifiés. Elle n'attente pas davantage aux droits du père de famille. Comme le disait M. le duc Victor de Broglie, l'éducation domestique continue d'être sacrée, et chacun reste maître d'envoyer ses enfants dans tels établissements qu'il jugera convenables et dignes de les recevoir.

A cet égard, il peut être bon de remettre sous les yeux de la Chambre un passage du discours prononcé, il y a trois ans, par l'honorable M. Waddington, alors ministre de l'instruction publique, aujourd'hui président du conseil (1):

« Vous vouliez, disait-il, que les pères de famille pussent trouver à tous les degrés de l'enseignement dans l'enseignement supérieur comme dans l'enseignement secondaire

toutes garanties pour l'instruction de leurs enfants. Vous vouliez que cet enseignement fût libre non-seulement dans ses méthodes, mais encore qu'il fût libre dans son esprit, ce qui est plus important encore. Vous vouliez qu'un père de famille ne fût jamais exposé à cette triste alternative: ou de refuser à son enfant une instruction complète, où d'être obligé de l'envoyer sur les bancs d'une Faculté dont l'enseignement lui serait suspect. Et vous aviez raison, vous catholiques et chrétiens, mille fois raison de vouloir cette liberté.

. Eh bien! ce but, vous l'avez atteint, et désormais il vous est garanti, vous aurez des Facultés libres, un enseignement supérieur libre, toutes les doctrines qui vous sont chères seront librement enseignées, et vous trouverez toutes les satisfactions pour vos consciences, je dirai plus, pour vos opinions politiques. Encore une fois, que voulez-vous de plus ? »

Ce que l'on voulait de plus, c'était non-seulement la concurrence avec les écoles de l'Etat, mais la contrefaçon de ces écoles, les mêmes noms, les mêmes titres, les mêmes droits, les mêmes avantages, y compris le partage des prérogatives essentielles de la puissance publique. Voilà ce que l'on voulait de plus; et voilà ce que le projet de loi a pour objet de refuser. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que le parti qui a bénéficié de la loi sur l'enseignement supérieur votée par l'Assemblée nationale, est un parti insatiable, qu'il ne sera jamais satisfait qu'à la condition d'avoir l'autorité exclusive

(1) M. W.H. Waddington. Discours prononcé le 5 juin 1876, à la Chambre des Députés, Annales de la Chambre, tome II, page 270.

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