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PREMIÈRE PARTIE.

Du pouvoir de l'Etat sur l'enseignement.

On contesterait difficilement que la liberté de l'enseignement public ne soit en France une liberté toute nouvelle, qui ne date pas même de la Révolution, et qui n'ait apparu, pour la première fois, avec son nom et toutes les prétentions, toutes les revendications que ce nom cache, dans la Charte de la monarchie constitutionnelle de 1830. En revanche, on s'étonnera toujours de la facilité avec laquelle cette liberté relativement récente a été acceptée en principe et inscrite en 1850 et en 1875, dans des lois que l'on appelle des lois de transaction, des concordats, des contrats passés entre l'Etat et certains intérêts religieux et politiques habilement dissimulés sous les droits de l'individu et du père de famille, et admis à traiter sur le pied de l'égalité avec la puissance publique, sans que l'on ait jamais expliqué à quel titre une pareille faveur avait pu leur être accordée.

Ce qui est certain, c'est qu'il n'y a rien de plus solidement établi, dans le droit public de l'ancienne France, que le pou. voir de l'Etat sur l'enseignement. A cet égard, les monuments législatifs, les édits royaux abondent. Sans remonter jusqu'aux temps reculés de la monarchie, sans parler des édits de François Ier et de Henri IV, il suffit de relire le préambule de l'édit de février 1763:

« Les écoles publiques destinées à l'éducation de la jeunesse dans les lettres et les bonnes mœurs, et à la culture et l'ac

croissement des différents genres de connaissances que chaque sujet peut y puiser, autant qu'il convient à son état et à sa destination, ont toujours été regardées comme un des fondements les plus solides de la durée et de la prospérité des Etats, par la multitude non interrompue des sujets qu'elles préparent aux divers emplois de la vie civile... L'institution des universités fait une partie essentielle de l'ordre public, puisque, par les degrés qu'elles confèrent, ce sont elles qui ouvrent l'accès à la plus grande partie des fonctions publiques. C'est ainsi que sous l'autorité des rois, nos prédécesseurs et la nôtre, sans laquelle il ne peut être permis d'établir aucune école publique dans le royaume, se sont établies les deux sortes d'écoles qui existent aujourd'hui dans l'Etat, etc. » (1)

Cette doctrine consacrée par l'édit de Louis XV, en 1763, a été de tout temps admise dans notre ancienne jurisprudence. On en donnait deux raisons également décisives. La première, c'est que l'instruction de la jeunesse fait les mœurs et la discipline des Etats, et qu'il faut par conséquent que le Gouvernement la façonne par des lois conformes au principe de sa propre durée,

C'est ce qui est exprimé par Montesquieu, dans les termes suivants :

<< L'amour des lois et de la patrie, la vertu politique (on sait que, pour Montesquieu, c'est là le principe des démocraties) est singulièrement affectée aux démocraties. Dans elles seules le Gouvernement est confié à chaque citoyen; or, le Gouvernement est comme toutes les choses du monde; pour le conserver il faut l'aimer.... Tout dépend donc d'établir dans la République cet amour; et c'est à l'inspirer que l'éducation doit être attentive..... Les lois de l'éducation sont les premières que nous recevons, et comme elles nous préparent à être citoyens, chaque famille doit être gouvernée sur le plan

(1) Edit de Louis XV, février 1763, cité par Dupin aîné, Manuel du droit ecclésiastique français, édit de 1844, pagê 829.

de la grande famille qui les comprend toutes..... C'est dans le Gouvernement républicain que l'on a besoin de toute la puissance de l'éducation (1).

Serait-il vrai, comme on le prétend, que ces idées eussent singulièrement vieilli depuis cent ans? Il faudrait le regretter, car la vérité est de tous les temps. Les opinions d'un Montesquieu, esprit profond et sublime, intelligence du premier ordre, qui certes ne manquait ni de savoir ni de modération, doivent-elles maintenant être considérées comme utopiques, dangereuses et tyranniques? Nous ne pouvons souscrire à de telles affirmations si profondément choquantes. Aussi bien, l'on nous permettra de remettre sous les yeux de la Chambre ce que disait, sur le même sujet, Malesherbes, magistrat éminent, sujet fidèle de l'ancienne monarchie, dans ses Principes de la législation. « Il ne suffit pas que l'éducation soit publique, si elle n'est pas dirigée par l'autorité souveraine. Les citoyens appartiennent à l'Etat dont ils sont membres, et leurs enfants appartiennent par conséquent aussi à la grande famille dont le souverain est le père com

mun.

>> C'est donc au législateur à ordonner un plan d'éducation et à le faire exécuter. Il a seul la volonté déterminée de faire élever la jeunesse suivant le meilleur plan et de la manière la plus analogue à la constitution de l'Etat, car il a le plus grand intérêt de former des citoyens utiles, et une tendresse aveugle n'offusque pas ses vues à l'égard des moyens requis pour obtenir son but. »>

Et M. Troplong, qui rapporte ces paroles, ajoute :

« Ces idées sont tirées des entrailles mêmes de la question; la haute part qu'elles font à l'Etat n'est pas le fruit d'un abaissement illibéral devant le pouvoir; c'est le sentiment de ce que l'éducation a de noble et de patriotique : c'est la plus haute expression de sa grandeur. Dans ce système, on conçoit

(1) Montesquieu, Esprit des lois, chap, 4 et 5 passim.

l'enseignement, non comme l'œuvre mercantile de la concurrence, non comme une affaire de spéculation et de commerce, mais comme un office public, comme une magistrature qui doit avoir la moralité, la sainteté de la justice! » (1). La seconde raison que l'on alléguait en faveur de cette doctrine, avec non moins de solidité, c'est que l'éducation publique se donne nécessairement dans des réunions et assemblées, qui, de leur nature, ne peuvent exister que par la permission de l'autorité. Sur ce point, voici comment s'exprimait Domat :

<< Comme il est de l'ordre et de la police d'un Etat que tout ce qui peut troubler la tranquillité publique ou la mettre en péril, y soit réprimé par cette raison, toutes assemblées de plusieurs personnes en un corps, celles même qui n'ont pour fin que de justes causes, ne peuvent se former sans une expresse approbation du souverain: ce qui rend nécessaire l'usage des permissions'd'établir des corps de communautés ecclésiastiques, universités, etc. (2).

M. Troplong, résume ainsi les principes de notre ancien droit public sur cette matière:

L'enseignement, d'après les principes essentiels de l'ancien droit public, est un droit de la Couronne; il est reconnu, proclamé que l'un des principaux objets du Gouvernement est de veiller à l'éducation de la jeunesse, que c'est là l'un des points les plus importants à la conservation de la monarchie. De là, le droit acquis à la puissance publique de diriger l'édu cation des colléges, de les maintenir dans les voies conformes aux principes du Gouvernement.

>> Si dans les temps les plus reculés, ce droit est demeuré suspendu et comme assoupi, si l'église a été alors en possession de répandre la lumière et l'enseignement il n'est résulté de là qu'un déplacement provisoire et passager du droit d'en

(1) Troplong. Du pouvoir de l'Etat sur l'enseignement dans l'ancien droit public français; mémoire lu à l'Académie des Sciences morales et politiques. Paris 1844, pages 8 et suiv.

(2) Domat, le droit public cité par Troplong op. cit. page 12.

seigner, que l'occupation accidentelle d'une fonction qui ne doit jamais vaquer, mais non pas une prescription de nature à dépouiller l'Etat d'une prérogative imprescriptible.

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Bientôt, en effet, l'Etat reparaît, et il revendique l'enseignement comme sa propriété, comme son droit. L'église entend ce langage; elle se soumet; elle accepte la sécularisation des universités comme un fait social incontestable.

» Plus tard, une Compagnie, célèbre par sa vocation pour l'enseignement, vient apporter en France ses colléges et des projets nouveaux; elle veut partager, avec les universités, les études académiques, et sous l'apparence d'une agrégation impraticable, elle demande à être elle-même une université. Ce n'est pas la liberté pour tous qu'elle réclame; c'est une extension du privilége, une participation au monopole légal, une communication du pouvoir de l'Etat. Des évêques élèvent bientôt la même prétention pour les séminaires que leur ont donnés le concile de Trente et les ordonnances de nos rois. Cette tentative était périlleuse pour les universités : y allait de leur existence. Tout aurait été université, excepté les universités mêmes. Et le droit de l'Etat qu'elles résumaient et représentaient courait risque d'être surpris, ébranlé, renversé. Mais le gouvernement veillait; les magistrats étaient à leur poste, et la prérogative de la puissance publique demeura dans son intégrité.

» La conclusion de l'histoire de l'ancien droit public français est que, depuis que l'Etat est arrivé à une organisation fixe et régulière, l'enseignement a été dans la France d'autrefois un droit régalien ou, ce qui est la même chose, une branche de la puissance publique, un élément du pouvoir social. » (1).

La Révolution française, qui abolit l'ancien régime, auraitelle eu pour but politique de rejeter toutes les anciennes maximes du droit public de notre pays? A notre époque, il arrive souvent que l'on méconnaît l'esprit de la Révolution,

(1) Troplong. Op. cit. pages 291 et suiv.

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