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PREMIÈRE JOURNÉE

LE GUET-APENS

SÉCURITÉ

Le 1er décembre 1851, Charras haussa les épaules et déchargea ses pistolets. Au fait, croire à un coup d'État possible, cela devenait humiliant. L'hypothèse d'une violence illégale de la part de M. Louis Bonaparte s'évanouissait devant un sérieux examen. La grosse affaire du moment était évidemment l'élection Devincq; il était clair que le gouvernement ne songeait qu'à cela. Quant à un attentat contre la république et contre le peuple, est-ce que quelqu'un pouvait avoir une telle préméditation? Où était l'homme capable d'un tel rêve? Pour une tragédie il faut un acteur, et ici, certes, l'acteur manquait. Violer le droit, supprimer l'Assemblée, abolir la constitution, étrangler la république, terrasser la nation, salir le drapeau, déshonorer l'armée, prostituer le clergé et la magistrature, réussir, triompher, gouverner, administrer, exiler, bannir, déporter, ruiner, assassiner, régner, avec des complicités telles que la loi finit par ressembler au lit d'une

fille publique, quoi! toutes ces énormités seraient faites! et par qui? par un colosse? non! par un nain. On en venait à rire. On ne disait plus : quel crime! mais: quelle farce! Car, enfin, on réfléchissait. Les forfaits veulent de la stature. De certains crimes sont trop hauts pour de certaines mains. Pour faire un 18 brumaire, il faut avoir dans son passé Arcole et dans son avenir Austerlitz. Être un grand bandit n'est pas donné au premier venu. On se disait : Qu'est-ce que c'est que

ce fils d'Hortense? Il a derrière lui Strasbourg au lieu d'Arcole, et Boulogne au lieu d'Austerlitz; c'est un Français né Hollandais et naturalisé Suisse; c'est un Bonaparte mâtiné de Verhuell; il n'est célèbre que par la naïveté de sa pose impériale; et qui arracherait une plume à son aigle risquerait d'avoir dans la main une plume d'oie. Ce Bonaparte-là n'a pas cours dans l'armée; c'est une effigie contrefaite, moins or que plomb; et, certes, les soldats français ne nous rendront pas en rébellions, en atrocités, en massacres, en attentats, en trahisons, la monnaie de ce faux Napoléon. S'il essayait une coquinerie, il avorterait. Pas un régiment ne bougerait. Mais d'ailleurs pourquoi essayerait-il? sans doute, il a des côtés louches; mais pourquoi le supposer absolument scélérat? De si extrêmes attentats le dépassent; il en est matériellement incapable; pourquoi l'en supposer capable moralement? Ne s'est-il pas lié sur l'honneur? N'a-t-il pas dit: Personne en Europe ne doute de ma parole? Ne craignons rien. Sur quoi l'on pouvait répliquer Les crimes sont faits grandement ou petitement; dans le premier cas, on est César, dans le second cas, on est Mandrin. César passe le Rubicon, Mandrin enjambe l'égout. Mais les hommes sages inter

venaient Ne nous donnons pas le tort des conjectures offensantes. Cet homme a été exilé et malheureux; l'exil éclaire, le malheur corrige.

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Louis Bonaparte de son côté protestait énergiquement. Les faits à sa décharge abondaient. Pourquoi ne serait-il pas de bonne foi? Il avait pris de remarquables engagements. Vers la fin d'octobre 1848, étant candidat à la présidence, il était allé voir rue de la Tour-d'Auvergne, no 37, quelqu'un à qui il avait dit: - Je viens m'expliquer avec vous. On me calomnie. Est-ce que je vous fais l'effet d'un insensé? On suppose que je voudrais recommencer Napoléon? Il y deux hommes qu'une grande ambition peut se proposer pour modèles : Napoléon et Washington. L'un est un homme de génie, l'autre est un homme de vertu. Il est absurde de se dire je serai un homme de génie; il est honnête de se dire je serai un homme de vertu. Qu'est-ce qui dépend de nous? Qu'est-ce que nous pouvons par notre volonté? Être un génie? Non. Être une probité? Oui. Avoir du génie n'est pas un but possible; avoir de la probité en est un. Et que pourrais-je recommencer de Napoléon? une seule chose. Un crime. La belle ambition! Pourquoi me supposer fou? La république étant donnée, je ne suis pas un grand homme, je ne copierai pas Napoléon; mais je suis un honnête homme, j'imiterai Washington. Mon nom, le nom de Bonaparte, sera sur deux pages de l'Histoire de France: dans la première, il y aura le crime et la gloire, dans la seconde il y aura la probité et l'honneur. Et la seconde vaudra peut-être la première. Pourquoi? parce que si Napoléon est plus grand, Washington est meilleur. Entre le héros coupable et le bon citoyen, je choisis le bon citoyen. Telle est mon ambition.

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