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on lui crie: - Lespérut! Lespérut! - Je suis des vôtres, dit-il; les soldats le repoussaient. Il saisit les crosses des fusils et entra de force dans la colonne.

Dans une des rues qu'on traversa, une fenêtre s'ouvrit. Tout à coup une femme y parut avec un enfant, l'enfant, reconnaissant son père parmi les prisonniers, lui tendait les bras et l'appelait; la mère, derrière l'enfant, pleurait.

On avait d'abord eu l'idée de mener l'Assemblée en masse et directement à Mazas; mais le ministère de l'intérieur donna contre-ordre. On craignit ce long trajet à pied, en plein jour, dans des rues populeuses et facilement émues; on avait sous la main la caserne d'Orsay. On la choisit pour geôle provisoire.

Un des commandants montrait insolemment de l'épée aux passants les représentants arrêtés, et disait à voix haute: Ceux-ci sont les blancs, nous avons l'ordre de les épargner. Maintenant c'est le tour de messieurs les représentants rouges. Gare à eux !

Partout où passait le cortége, des trottoirs, des portes, des fenêtres, la population criait : Vive l'Assemblée nationale! Quand on apercevait les quelques représentants de la gauche mêlés à la colonne, on criait: Vive la République vive la Constitution! vive la Loi ! Les boutiques n'étaient pas fermées, et les passants allaient et venaient. Quelques-uns disaient: Attendons à ce soir, ceci n'est pas la fin.

Un officier d'état-major à cheval, en grande tenue, rencontra le cortége, aperçut M. de Vatimesnil et vint le saluer; rue de Beaune, au moment où l'on passait devant la maison de la Démocratie pacifique, un groupe cria A bas le traître de l'Élysée !

Sur le quai d'Orsay, les cris redoublèrent. Il y avait foule. Des deux côtés du quai, un double rang de soldats de la ligne, se touchant coude à coude, contenait les spectateurs. Dans l'espace laissé libre, au milieu, les membres de l'Assemblée s'avançaient lentement ayant à droite et à gauche deux haies de soldats, l'une immobile qui menaçait le peuple, l'autre en marche qui menaçait les représentants.

Les réflexions sérieuses abondent en présence de tous les détails du grand crime que ce livre est destiné à raconter. Tout homme honnête qui se met en face du coup d'État de Louis Bonaparte, n'entend au dedans de sa conscience qu'une rumeur de pensées indignées. Quiconque nous lira jusqu'au bout ne nous supposera assurément pas l'idée d'atténuer ce fait monstrueux. Cependant comme la profonde logique des faits doit toujours être soulignée par l'historien, il est nécessaire de rappeler ici et de répéter, fût-ce à satiété, que, à part les membres de la gauche présents en petit nombre et que nous avons nommés, les trois cents représentants qui défilaient de la sorte sous les yeux de la foule constituaient la vieille majorité royaliste et réactionnaire de l'Assemblée. S'il était possible d'oublier que, quelles que fussent leurs erreurs, quelles que fussent leurs fautes, et nous y insistons, quelles qu'eussent été leurs illusions, ces personnages ainsi traités étaient des représentants de la première nation civilisée, des législateurs souverains, des sénateurs du peuple, des mandataires inviolables et sacrés du grand droit démocratique, et que, de même que chaque homme porte en soi quelque chose de l'esprit de Dieu, chacun de ces élus du suffrage universel portait quelque chose de l'âme de la France;

s'il était possible d'oublier cela un moment, ce serait, certes, un spectacle plus risible peut-être que triste et à coup sûr plus philosophique que lamentable, de voir, dans cette matinée de décembre, après tant de lois de compression, après tant de mesures d'exception, après tant de votes de censure et d'état de siége, après tant de refus d'amnistie, après tant d'affronts à l'équité, à la justice, à la conscience humaine, à la bonne foi publique, au droit, après tant de complaisances pour la police, après tant de sourires à l'arbitraire, le parti de l'ordre tout entier appréhendé en masse et mené au poste par les sergents de ville!

Un jour, ou pour mieux dire une nuit, le moment étant venu de sauver la société, le coup d'État empoigne brusquement les démagogues, et il se trouve qu'il tient au collet, qui? les royalistes.

On arriva à la caserne, autrefois caserne des gardes du corps, et sur le fronton de laquelle on voit un écusson sculpté où se distingue encore la trace des trois fleurs de lys effacées en 1830. On fit halte. La porte s'ouvrit. Tiens, dit M. de Broglie, c'est ici.

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On pouvait lire en ce moment-là, sur le mur de la caserne, et à côté de la porte, une grande affiche portant en grosses lettres : RÉVISION DE LA CONSTITUTION.

C'était l'affiche d'une brochure publiée deux ou trois jours avant le coup d'État, sans nom d'auteur, demandant l'empire, et attribuée au président de la République.

Les représentants entrèrent et la porte se referma sur eux. Les cris cessèrent; la foule, qui a parfois ses rêveries, resta quelque temps sur ce quai, muette, immobile, regardant tour à tour la porte fermée de la caserne et à deux cents pas de là, à demi entrevu dans les

brumes crépusculaires de décembre, lé fronton silencieux du palais de l'Assemblée.

Les deux commissaires de police allèrent rendre compte à M. de Morny de leur « succès ». M. de Morny dit: Voilà la lutte commencée. C'est bon. Ce sont là les derniers représentants qu'on fera prisonniers.

XIII

LOUIS BONAPARTE DE PROFIL

Les esprits de tous ces hommes, insistons-y, étaient très-diversement émus.

La fraction légitimiste extrême, qui représente la blancheur du drapeau, n'était pas, il faut le dire, fort exaspérée du coup d'État. Sur beaucoup de visages on pouvait lire le mot de M. de Falloux: Je suis si satisfait que j'ai bien de la peine à ne sembler que résigné. Les purs baissaient les yeux; cela sied à la pureté; les hardis levaient le front. On avait une indignation impartiale qui permettait d'admirer un peu. Comme ces généraux ont été habilement mis dedans! la patrie assassinée, c'est horrible; mais on s'extasiait sur l'escamotage mêlé au parricide. Un des principaux disait avec un soupir d'envie et de regret Nous n'avons pas d'homme de ce talent-là! Un autre murmurait : C'est de l'ordre. Et il ajoutait Hélas! Un autre s'écriait : C'est un crime affreux, bien fait. Quelques-uns flottaient, attirés d'un côté par la légalité qui était dans l'Assemblée et de l'autre

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