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Pendant que je disais ces derniers mots, la porte de l'arrière-boutique s'était ouverte doucement et quelqu'un était entré. C'était un jeune homme blond comme Auguste, vêtu d'un paletot et coiffé d'une casquette. Je fis un mouvement. Auguste se retourna et me dit : Vous pouvez vous fier.

Ce jeune homme ôta sa casquette, s'approcha trèsprès de moi en ayant soin de tourner le dos à la cloison vitrée et me dit à demi-voix : Je vous connais bien. J'étais sur le boulevard du Temple aujourd'hui. Nous vous avons demandé ce qu'il fallait faire; vous avez dit qu'il fallait prendre les armes. Eh bien, voilà!

Il enfonça ses deux mains dans les poches de son paletot et en tira deux pistolets.

Presque au même moment la sonnette de la porte de la rue tinta. Il remit vivement ses pistolets dans son paletot. Un homme en blouse entra, un ouvrier d'une cinquantaine d'années. Cet homme, sans regarder personne, sans rien dire, jeta sur le comptoir une pièce de monnaie; Auguste prit un petit verre et le remplit d'eau-de-vie; l'homme but d'un trait, posa son verre sur le comptoir et s'en alla.

Quand la porte fut refermée: Vous voyez, me dit Auguste, ça boit, ça mange, ça dort, et ça ne pense à rien. Les voilà tous!

L'autre l'interrompit impétueusement: Un homme n'est pas le peuple!

Et se tournant vers moi :

Citoyen Victor Hugo, on marchera. Si tous ne marchent pas, il y en a qui marcheront. A vrai dire, ce n'est peut-être pas ici qu'il faut commencer, c'est de l'autre côté de l'eau.

Et s'arrêtant brusquement:

nom.

Après ça, vous n'êtes pas obligé de savoir mon

Il tira de sa poche un petit portefeuille, en arracha un morceau de papier, y écrivit son nom au crayon et me le remit. Je regrette d'avoir oublié ce nom. C'était un ouvrier mécanicien. Afin de ne pas le compromettre, j'ai brûlé ce papier, avec beaucoup d'autres, le samedi matin quand je fus au moment d'être pris.

Monsieur, dit Auguste, c'est vrai; il ne faudrait pas mal juger le faubourg, comme dit mon ami, il ne partira peut-être pas le premier, mais si on se lève, il se lèvera.

:

Je m'écriai - Et qui voulez-vous qui soit debout, si le faubourg Saint-Antoine est à terre! qui sera vivant, si le peuple est mort!

L'ouvrier mécanicien alla à la porte de la rue, s'assura qu'elle était bien fermée, puis revint, et dit :

Il y a beaucoup d'hommes de bonne volonté. Ce sont les chefs qui manquent. Écoutez, citoyen Victor Hugo, je puis vous dire cela à vous, et il ajouta en baissant la voix : J'espère un mouvement pour cette

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Il reprit :

Maintenant, citoyen Victor Hugo, s'il y

a un mouvement cette nuit dans le faubourg Saint

Marceau, voulez-vous le diriger? Y consentez-vous?

Oui.

- Avez-vous votre écharpe?

Je la tirai à demi de ma poche. Son œil rayonna de joie.

C'est bien, dit-il, le citoyen a ses pistolets, le représentant a son écharpe. Tout le monde est armé. Je le questionnai: - Êtes-vous sûr de votre mouvement pour cette nuit?

Il me répondit : Nous l'avons préparé, et nous y comptons.

- En ce cas-là, dis-je, sitôt la première barricade faite, je veux être derrière, venez me chercher.

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Il me déclara que si le mouvement devait avoir lieu dans la nuit, il le saurait à dix heures et demie du soir au plus tard et que j'en serais averti avant onze heures. Nous convînmes que dans quelque lieu que je me trouvasse jusqu'à cette heure, j'en enverrais l'indication chez Auguste, qui se chargerait de la lui faire parvenir.

La jeune femme continuait de regarder. Le colloque se prolongeait et pouvait sembler étrange aux gens de l'arrière-boutique. Je m'en vais, dis-je à Auguste.

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J'avais entr'ouvert la porte, il me prit la main, la pressa comme eût fait une femme et me dit avec un accent profond - Vous vous en allez, reviendrezvous?

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--

:

Je ne sais pas.

C'est juste, reprit-il, personne ne sait ce qui va arriver. Eh bien! vous allez peut-être être poursuivi et cherché comme je l'ai été. Ce sera peut-être votre tour d'être fusillé, et ce sera mon tour de vous sauver. Vous

savez, on peut avoir besoin des petits. Monsieur Victor Hugo, s'il vous fallait un asile, cette maison est à vous. Venez-y. Vous y trouverez un lit où vous pourrez dormir et un homme qui se fera tuer pour vous.

Je le remerciai par un serrement de main, et je partis. Huit heures sonnaient. Je me hâtai vers la rue de Charonne.

XVIII

LES REPRESENTANTS TRAQUÉS

A l'angle de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, devant la boutique de l'épicier Pépin, à l'endroit même où se dressait à la hauteur de deux étages la gigantesque barricade de juin 1848, les décrets du matin étaient affichés, quelques hommes les examinaient quoiqu'il fît nuit noire et qu'on ne pût les lire, et une vieille femme disait: Les vingt-cinq francs sont à bas. Tant mieux !

Quelques pas plus loin, j'entendis prononcer mon nom. Je me retournai. C'était Jules Favre, Bourzat, Lafon, Madier de Montjau et Michel de Bourges qui passaient. Je pris congé de la personne vaillante et dévouée qui avait bien voulu m'accompagner. Un fiacre passait, je l'y fis monter, et je rejoignis les cinq représentants. Ils venaient de la rue de Charonne. Ils avaient trouvé le local de l'association des ébénistes fermé. Il n'y avait personne, me dit Madier de Montjau. Ces braves gens commencent à avoir un petit capital, ils ne veulent pas le compromettre, ils ont peur de nous, ils disent :

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