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Bonaparte a un but. La République a fait le peuple, il veut refaire la populace. Il réussira et vous échouerez. Il a pour lui la force, les canons, l'erreur du peuple et les sottises de l'Assemblée. Les quelques hommes de la gauche dont vous êtes ne viendront pas à bout du coupd'État. Vous êtes honnêtes, et il a sur vous cet avantage, qu'il est un coquin. Vous avez des scrupules, et il a sur vous cet avantage, qu'il n'en a pas. Cessez de résister, croyez-moi. La situation est sans ressource. Il faut attendre; mais, en ce moment, la lutte serait folle. Qu'espérez-vous ?

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Au son de ma voix, il comprit que l'insistance était inutile.

Adieu, me dit-il.

Nous nous quittâmes. Il s'enfonça dans l'ombre, je ne l'ai plus revu.

Je remontai chez Lafon.

Cependant les exemplaires de l'appel aux armes n'arrivaient pas. Les représentants inquiets descendaient et remontaient. Quelques-uns allaient attendre et s'informer sur le quai Jemmapes. Il y avait dans la salle un bruit de conversations confuses. Les membres du comité, Madier de Montjau, Jules Favre et Carnot, se retirèrent et me firent dire par Charamaule qu'ils allaient rue des Moulins, no 10, chez l'ancien constituant Landrin, dans la circonscription de la 5 légion, pour y délibérer plus à l'aise, en me priant d'aller les rejoindre. Mais je crus devoir rester. Je m'étais mis à la disposition d'un mouvement éventuel du faubourg Saint-Marceau. J'en

attendais l'avis par Auguste, il m'importait de ne pas trop m'éloigner; en outre il était possible que, si je partais, les représentants de la gauche, ne voyant plus aucun membre du comité au milieu d'eux, se dispersassent sans prendre de résolution, et j'y voyais plus d'un inconvénient.

Le temps s'écoulait, pas de proclamations. Nous sûmes le lendemain que les ballots avaient été saisis par la police. Cournet, un ancien officier de marine républicain qui était présent, prit la parole. Ce qu'était Cournet, quelle nature énergique et déterminée, on le verra plus tard. Il nous représenta que depuis près de deux heures nous étions là, que la police finirait certainement par en être avertie, que les membres de la gauche avaient pour devoir impérieux de se conserver à tout prix à la tête du peuple, que la nécessité même de leur situation. leur imposait la précaution de changer fréquemment d'asile, et il termina en nous offrant de venir délibérer chez lui, dans ses ateliers, rue Popincourt, no 82, au fond d'un cul-de-sac, et toujours à proximité du faubourg Saint-Antoine.

On accepta, j'envoyai prévenir Auguste du déplacement et je lui fis porter l'adresse de Cournet. Lafon resta quai Jemmapes avec mission de nous envoyer les proclamations dès qu'elles lui arriveraient, et nous partimes sur-le-champ.

Charamaule se chargea d'envoyer rue des Moulins afin de prévenir les autres membres du comité que nous les attendions rue Popincourt, no 82.

Nous marchions, comme le matin, par petits groupes séparés. Le quai Jemmapes borde la rive gauche du canal Saint-Martin; nous le remontâmes. Nous n'y ren

contrions que quelques ouvriers isolés qui tournaient la tête quand nous étions passés et s'arrêtaient derrière nous d'un air étonné. La nuit était noire. Il tombait quelques gouttes de pluie.

Un peu après la rue du Chemin-Vert, nous prîmes à droite et nous gagnâmes la rue Popincourt. Tout y était désert, éteint, fermé et silencieux comme dans le faubourg Saint-Antoine. Cette rue est longue, nous marchâmes longtemps, nous dépassâmes la caserne. Cournet n'était plus avec nous, il était resté en arrière pour avertir quelques-uns de ses amis et, nous dit-on, pour prendre des mesures de défense en cas d'attaque de sa maison. Nous cherchions le numéro 82. L'obscurité était telle que nous ne pouvions distinguer les chiffres des maisons Enfin, au bout de la rue, à droite, nous vimes une lueur; c'était une boutique d'épicier, la seule qui fût ouverte dans toute la rue. L'un de nous entra et pria l'épicier, qui était assis dans son comptoir, de nous indiquer la maison de M. Cournet. En face, dit l'épicier en montrant du doigt une vieille porte cochère basse qu'on distinguait de l'autre côté de la rue, presque vis-à-vis sa boutique.

-

Nous frappâmes à cette porte. Elle s'ouvrit. Baudin entra le premier, cogna à la vitre de la loge du portier et demanda : M. Cournet? Une voix de vieille

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La portière était couchée. Tout dormait dans la maison. Nous entrâmes.

Une fois entrés, et la porte cochère refermée derrière nous, nous nous trouvâmes dans une petite cour carrée, formant le centre d'une espèce de masure à deux étages; un silence de cloître, pas une lumière aux

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Nous nous

fenêtres; on distinguait près d'un hangar l'entrée basse d'un escalier étroit, obscur et tortueux. sommes trompés, dit Charamaule, il est impossible que ce soit ici.

Cependant la portière, entendant tous ces pas d'hommes sous la porte cochère, s'était éveillée tout à fait, avait allumé la veilleuse, et nous l'apercevions dans sa loge, le visage collé à la vitre, regardant avec effarement ces soixante fantômes noirs, immobiles et debout dans sa cour.

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Esquiros lui adressa la parole: Est-ce bien ici M. Cournet? dit-il.

- M. Cornet, répondit la bonne femme, sans doute. Tout s'expliqua. Nous avions demandé Cournet, l'épicier avait entendu Cornet, la portière avait entendu Cornet. Le hasard faisait qu'un M. Cornet demeurait précisément là.

On verra plus tard quel extraordinaire service le hasard nous avait rendu.

Nous sortîmes au grand soulagement de la pauvre portière, et nous nous remîmes en quête. Xavier Durrieu parvint à s'orienter et nous tira d'embarras.

Quelques instants après nous tournions à gauche et nous pénétrions dans un cul-de-sac assez long, faiblement éclairé par un vieux réverbère à l'huile de l'ancien éclairage de Paris, puis à gauche encore, et nous entrions par un passage étroit dans une grande cour encombrée d'appentis et de matériaux. Cette fois, nous étions chez Cournet.

XIX

UN PIED DANS LE SEPULCRE

Cournet nous attendait. Il nous reçut au rez-dechaussée dans une salle basse, où il y avait du feu, une table et quelques chaises; mais la salle était si petite que le quart de nous la remplissait à n'y pouvoir bouger et que les autres restaient dans la cour. Il est impossible de délibérer ici, dit Bancel. J'ai une plus grande salle au premier, répondit Cournet, mais c'est un bâtiment en construction qui n'est pas encore meublé et où il n'y a pas de feu. Qu'importe! lui dit-on. Montons au premier.

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Nous montâmes au premier par un escalier de bois roide et étroit, et nous prîmes possession de deux salles très-basses de plafond, mais dont l'une était assez vaste. Les murs étaient blanchis à la chaux, et il n'y avait pour tous meubles que quelques ta bourets de paille. On me cria: Présidez !

Je m'assis sur un des tabourets, dans l'angle de la première salle, ayant la cheminée à ma droite, et à ma

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