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les ouvriers avaient été retenus à l'Imprimerie Nationale pour un travail de nuit; en même temps que M. Hippolyte Prévost rentrait au palais législatif, le directeur de l'Imprimerie Nationale rentrait à l'imprimerie, revenant, lui aussi, de l'Opéra-Comique, où il était allé voir la pièce nouvelle, qui était de son frère, M. de SaintGeorges. A peine rentré, le directeur auquel il était venu un ordre de l'Élysée dans la journée, prit une paire de pistolets de poche et descendit dans le vestibule qui communique par un perron de quelques marches avec la cour de l'imprimerie. Peu après, la porte de la rue s'ouvrit, un fiacre entra, un homme qui portait un grand portefeuille en descendit. Le directeur alla au-devant de cet homme et lui dit : C'est vous,

monsieur de Béville? Oui, dit l'homme.

On remisa le fiacre, on installa à l'écurie les chevaux, et l'on enferma le cocher dans une salle basse; on lui donna à boire et on lui mit une bourse dans la main. Les bouteilles de vin et les louis d'or, c'est le fond de ce genre de politique. Le cocher but et s'endormit. On verrouilla la porte de la salle basse.

La grande porte de la cour de l'imprimerie était à peine fermée qu'elle se rouvrit, donna passage à des hommes armés qui entrèrent en silence, puis se referma. C'était une compagnie de gendarmerie mobile, la 4o du 1er bataillon, commandée par un capitaine appelé la Roche-d'Oisy. Comme on pourra le remarquer par la suite, pour toutes les expéditions délicates les hommes du coup d'état eurent soin d'employer la gendarmerie mobile et la garde républicaine, c'est-à-dire deux corps presque entièrement composés d'anciens gardes municipaux ayant au cœur la rancune de Février.

Le capitaine la Roche-d'Oisy apportait une lettre du ministre de la guerre qui le mettait, lui et sa troupe, à la disposition du directeur de l'Imprimerie Nationale. On chargea les armes sans dire une parole, on posa des factionnaires dans les ateliers, dans les corridors, aux portes, aux fenêtres, partout, deux à la porte de la rue. Le capitaine demanda quelle consigne il devait donner aux soldats. Rien de plus simple, dit l'homme qui était venu dans le fiacre; quiconque essaiera de sortir ou d'ouvrir une croisée, fusille.

Cet homme, qui était en effet M. de Béville, officier d'ordonnance de M. Bonaparte, se retira avec le directeur dans le grand cabinet du premier étage, pièce solitaire qui donne sur le jardin; là il communiqua au directeur ce qu'il apportait, le décret de dissolution de l'Assemblée, l'appel à l'armée, l'appel au peuple, le décret de convocation des électeurs; plus la proclamation du préfet Maupas et sa lettre aux commissaires de police. Les quatre premières pièces étaient entièrement écrites de la main du Président. On y remarquait çà et là quelques ratures.

Les ouvriers attendaient. On plaça chacun d'eux entre deux gendarmes, avec défense de prononcer une parole, puis on distribua dans l'atelier les pièces à imprimer, coupées en très-petits morceaux de façon que pas un ouvrier ne pût lire une phrase entière. Le directeur déclara qu'il leur donnait une heure pour imprimer le tout. Les divers tronçons furent rapportés ensuite au colonel Béville qui les rapprocha et corrigea les épreuves. Le tirage se fit avec les mêmes précautions, chaque presse entre deux soldats. Quelque diligence qu'on y mît, ce travail dura deux heures, les gendarmes surveillant les ouvriers, Béville surveillant Saint-Georges.

Quand ce fut fini, il se fit une chose suspecte et qui ressemble fort à une trahison de la trahison. A traître traître et demi. Ce genre de crime est sujet à cet accident. Béville et Saint-Georges, les deux affidés entre les mains desquels était le secret du coup d'état, c'est-à-dire la tête du Président, ce secret qui ne devait à aucun prix transpirer avant l'heure sous peine de voir tout avorter, eurent l'idée de le confier tout de suite à deux cents hommes « pour se rendre compte de l'effet », comme l'ex-colonel Béville l'a dit plus tard, un peu naïvement. Ils lurent les mystérieux documents tout frais imprimés aux gendarmes mobiles rangés dans la cour. Ces anciens gardes municipaux applaudirent. S'ils eussent hué, on se demande ce qu'auraient fait les deux essayeurs de coup d'état. Peut-être M. Bonaparte se fût-il réveillé de son rêve à Vincennes.

On mit en liberté le cocher, on attela le fiacre, et à quatre heures du matin l'officier d'ordonnance et le directeur de l'Imprimerie Nationale, désormais deux criminels, arrivèrent à la préfecture de police avec les ballots de décrets. Là les flétrissures commencèrent pour eux, le préfet Maupas leur prit la main.

Des bandes d'afficheurs, embauchés pour cette occasion, partirent dans toutes les directions, emportant les décrets et les proclamations.

C'était précisément l'heure où le palais de l'Assemblée nationale était investi. Il y a, rue de l'Université, une porte du palais qui est l'ancienne entrée du palais Bourbon et à laquelle aboutit l'avenue qui mène à l'hôtel du président de l'Assemblée; cette porte, appelée porte de la Présidence, était, selon l'usage, gardée par un factionnaire. Depuis un certain temps l'adjudant-major,

mandé deux fois dans la nuit par le colonel Espinasse, se tenait immobile en silence près de cette sentinelle. Cinq minutes après avoir quitté les baraques des Invalides, le 42 de ligne, suivi à quelque distance du 6o qui avait pris par la rue de Bourgogne, débouchait rue de l'Université. Le régiment, dit un témoin oculaire, marchait comme on marche dans la chambre d'un malade. Il arrivait à pas de loup devant la porte de la présidence. Cette embuscade venait surprendre la loi.

Le factionnaire, voyant venir la troupe, se miten arrêt; à l'instant où il allait crier qui vive, l'adjudant-major lui saisit le bras, et, en sa qualité d'officier chargé de lever les consignes, lui ordonna de livrer passage au 42o; en même temps il commanda au portier ébahi d'ouvrir. La porte tourna sur ses gonds; les soldats se répandirent dans l'avenue; Persigny entra et dit : C'est fait. L'Assemblée nationale était envahie.

Au bruit des pas, le commandant Meunier accourut. Commandant, lui cria le colonel Espinasse, je viens relever votre bataillon. Le commandant pâlit; son œil resta un moment fixé à terre. Puis tout à coup il porta rapidement la main à ses épaules et arracha ses épaulettes; il tira son épée, la cassa sur son genou, jeta les deux tronçons sur le pavé, et, tout tremblant de désespoir, il cria d'une voix terrible: Colonel, vous déshonorez le numéro du régiment!

C'est bon! c'est bon! dit Espinasse.

On laissa ouverte cette porte de la présidence, mais toutes les autres entrées restèrent fermées. On releva tous les postes, on changea toutes les sentinelles, le bataillon de garde fut renvoyé au camp des Invalides, les soldats firent les faisceaux dans l'avenue et dans la

cour d'honneur; le 42°, toujours en silence, occupa les portes du dehors, les portes du dedans, la cour, les salles, les galeries, les corridors, les couloirs; tout le monde dormait toujours dans le palais.

Bientôt arrivèrent deux de ces petits coupés appelés quarante-sous et deux fiacres, escortés de deux détachements de garde républicaine et de chasseurs de Vincennes et de plusieurs escouades d'hommes de police. Les commissaires Bertoglio et Primorin descendirent des deux coupés.

Comme ces voitures arrivaient, on vit paraître à la grille de la place de Bourgogne un personnage chauve, jeune encore. Ce personnage avait toute la tournure d'un homme du monde qui sort de l'Opéra et il en venait en effet, après avoir passé par une caverne, il est vrai; il arrivait de l'Élysée. C'était M. de Morny. Il regarda un instant les soldats faire les faisceaux, puis poussa jusqu'à la porte de la présidence. Là il échangea avec M. de Persigny quelques paroles. Un quart d'heure plus tard, accompagné de deux cent cinquante chasseurs. de Vincennes, il s'emparait du ministère de l'intérieur, surprenait dans son lit M. de Thorigny effaré, et lui remettait à bout portant une lettre de remerciement de M. Bonaparte. Quelques jours auparavant le candide M. de Thorigny, dont nous avons déjà cité les paroles ingénues, disait dans un groupe près duquel passait M. de Morny: Comme ces montagnards calomnient le Président! pour violer son serment, pour faire un coup d'état, il faudrait qu'il fût un misérable. — Réveillé brusquement au milieu de la nuit, et relevé de sa faction de ministre comme les sentinelles de l'Assemblée, le bonhomme, tout ahuri et se frottant les yeux, balbutia :

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