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C'est bien, monsieur, dit-elle froidement. Vous savez que vous commettez un crime. Les jours comme celui-ci ont un lendemain. Allez, faites.

Le sieur Hivert essaya quelques paroles d'explication ou pour mieux dire de justification; il bégaya le mot conscience, il balbutia le mot honneur. Madame Victor Hugo, calme jusque-là, ne put s'empêcher de l'interrompre avec quelque rudesse.

-Faites votre métier, monsieur, et ne raisonnez pas: Vous savez que tout fonctionnaire qui porte la main sur un représentant du peuple commet une forfaiture. Vous savez que devant les représentants le président n'est qu'un fonctionnaire comme les autres, le premier chargé d'exécuter leurs ordres. Vous osez venir arrêter un représentant chez lui comme un malfaiteur! Il y a en effet ici un malfaiteur qu'il faudrait arrêter, c'est

vous.

Le sieur Hivert baissa la tête et sortit de la chambre, et, par la porte restée entre-bâillée, ma femme vit défiler derrière le commissaire bien nourri, bien vêtu et chauve, sept ou huit pauvres diables efflanqués, portant des redingotes sales qui leur tombaient jusqu'aux pieds et d'affreux vieux chapeaux rabattus sur les yeux; loups conduits par le chien. Ils visitèrent l'appartement, ouvrirent çà et là quelques armoires, et s'en allèrent, l'air triste, me dit Isidore.

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Le commissaire Hivert surtout avait la tête basse; il la releva pourtant à un certain moment. Isidore, indigné de voir ces hommes chercher ainsi son maître dans tous les coins, se risqua à les narguer. Il ouvrit un tiroir, et dit: Regardez donc s'il ne serait pas là! Le commissaire de police eut dans l'œil un éclair furieux, et cria:

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Valet, prenez garde à vous. Le valet, c'était lui. Ces hommes partis, il fut constaté que plusieurs de mes papiers manquaient. Des fragments de manuscrits avaient été volés, entre autres une pièce datée de juillet 1848, et dirigée contre la dictature militaire de Cavaignac, et où il y avait ces vers, écrits à propos de la censure, des conseils de guerre, des suppressions de journaux et en particulier de l'incarcération d'un grand journaliste, Émile de Girardin :

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La police pouvait revenir d'un moment à l'autre ; elle revint en effet quelques minutes après mon départ; - j'embrassai ma femme, je ne voulus pas réveiller ma fille qui venait de s'endormir, et je redescendis. Quelques voisins effrayés m'attendaient dans la cour; je leur criai en riant: Pas encore pris!

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Un quart d'heure après, j'étais rue des Moulins, no 10. Il n'était pas encore huit heures du matin, et, pensant que mes collègues du comité d'insurrection avaient dû passer la nuit là, je jugeai utile d'aller les prendre pour nous rendre tous ensemble à la salle Roysin.

Je ne trouvai rue des Moulins que madame Landrin. On croyait la maison dénoncée et surveillée, et mes collègues s'étaient transportés rue Villedo, n° 7, chez l'ancien constituant Leblond, avocat des associations ouvrières. Jules Favre y avait passé la nuit. Madame Landrin déjeunait, elle m'offrit place à côté d'elle, mais le

temps pressait, j'emportai un morceau de pain, et je partis.

Rue Villedo, n° 7, la servante qui vint m'ouvrir m'introduisit dans un cabinet où étaient Carnot, Michel de Bourges, Jules Favre, et le maître de la maison, notre ancien collègue, le constituant Leblond.

- J'ai en bas une voiture, leur dis-je ; le rendez-vous est pour neuf heures à la salle Roysin, au faubourg Saint-Antoine. Partons.

Mais ce n'était point leur avis. Selon eux, les tentatives faites la veille au faubourg Saint-Antoine avaient éclairé ce côté de la situation; elles suffisaient; il était inutile d'insister; il était évident que les quartiers populaires ne se lèveraient pas, il fallait se tourner du côté des quartiers marchands, renoncer à remuer les extrémités de la ville et agiter le centre. Nous étions le comité de résistance, l'âme de l'insurrection; aller au faubourg Saint-Antoine, investi par des forces considérables, c'était nous livrer à Louis Bonaparte. Ils me rappelèrent ce que j'avais moi-même dit la veille, rue Blanche, à ce sujet. Il fallait organiser immédiatement l'insurrection contre le coup d'État, et l'organiser dans les quartiers possibles, c'est-à-dire dans le vieux labyrinthe des rues Saint-Denis et Saint-Martin; il fallait rédiger des proclamations, préparer des décrets, créer un mode de publicité quelconque; on attendait d'importantes communications des associations ouvrières et des sociétés secrètes. Le grand coup que j'aurais voulu porter par notre réunion solennelle de la salle Roysin avorterait; ils croyaient devoir rester où ils étaient, et, le comité étant peu nombreux et le travail à faire étant immense, ils me priaient de ne pas les quitter.

C'étaient des hommes d'un grand cœur et d'un grand courage qui me parlaient; ils avaient évidemment raison; mais je ne pouvais pas, moi, ne point aller au rendez-vous que j'avais moi-même fixé. Tous les motifs qu'ils me donnaient étaient bons, j'aurais pu opposer quelques doutes pourtant, mais la discussion eût pris trop de temps, et l'heure avançait. Je ne fis pas d'objections, et je sortis du cabinet sous un prétexte queiconque. Mon chapeau était dans l'antichambre, mon fiacre m'attendait et je pris le chemin du faubourg Saint-Antoine.

Le centre de Paris semblait avoir gardé sa physionomie de tous les jours. On allait et venait, on achetait et on vendait, on jasait et on riait comme à l'ordinaire. Rue Montorgueil, j'entendis un orgue de Barbarie. Seulement, en approchant du faubourg Saint-Antoine, le phénomène que j'avais déjà remarqué la veille était de plus en plus sensible: la solitude se faisait, et une certaine paix lugubre.

Nous arrivâmes place de la Bastille.

Mon cocher s'arrêta.

- Allez, lui dis-je.

II

DE LA BASTILLE A LA RUE DE COTTE

La place de la Bastille était tout à la fois déserte et remplie. Trois régiments en bataille; pas un passant.

Quatre batteries attelées étaient rangées au pied de la colonne. Çà et là quelques groupes d'officiers parlaient à voix basse, sinistres.

Un de ces groupes, le principal, fixa mon attention. Celui-là était silencieux, on n'y causait pas. C'étaient plusieurs hommes à cheval; l'un, en avant des autres, en habit de général avec le chapeau bordé à plumes noires; derrière cet homme, deux colonels, et, derrière les colonels, une cavalcade d'aides de camp et d'officiers d'état-major. Ce peloton chamarré se tenait immobile et comme en arrêt entre la colonne et l'entrée du faubourg. A quelque distance de ce groupe se développaient, tenant toute la place, les régiments en bataille et les canons en batterie.

Mon cocher s'arrêta encore.

- Continuez, lui dis-je, entrez dans le faubourg.

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