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tous les généraux de l'Assemblée, et celui qui était plus qu'un général, Charras. Tous les journaux supprimés, toutes les imprimeries occupées militairement. Du côté de Bonaparte une armée de quatre-vingt mille hommes, qui pouvait être doublée en quelques heures; de notre côté, rien. Le peuple trompé, et d'ailleurs désarmé. Le télégraphe à leurs ordres. Toutes les murailles couvertes de leurs affiches, et pour nous pas une casse d'imprimerie, pas un carré de papier. Aucun moyen d'élever la protestation, aucun moyen de commencer le combat. Le coup d'État était cuirassé, la République était nue; le coup d'État avait un porte-voix, la République avait un bâillon. Que faire ?

La razzia contre la République, contre la Constitution, contre l'Assemblée, contre le droit, contre la loi, contre le progrès, contre la civilisation, était commandée par des généraux d'Afrique. Ces braves venaient de prouver qu'ils étaient des lâches. Ils avaient bien pris leurs précautions. La peur seule peut donner tant d'habileté. On avait arrêté tous les hommes de guerre de l'Assemblée et tous les hommes d'action de la gauche; Baune, Charles Lagrange, Miot, Valentin, Nadaud, Cholat. Ajoutons que tous les chefs possibles de barricades étaient en prison. Les fabricateurs du guet-apens avaient soigneusement oublié Jules Favre, Michel de Bourges et moi, nous jugeant moins hommes d'action que de tribune, voulant laisser à la gauche des hommes capables de résister mais incapables de vaincre, espérant nous déshonorer si nous ne combattions pas et nous fusiller si nous combattions.

Aucun du reste n'hésita. La délibération s'ouvrit. D'autres représentants arrivaient de minute en minute. Edgar Quinet, Doutre, Pelletier, Cassal, Bruckner, Bau

din, Chauffour. Le salon était plein, les uns assis, la plupart debout, en désordre, mais sans tumulte.

Je parlai le premier.

Je déclarai qu'il fallait entamer la lutte sur-le-champ. Coup pour coup.

Qu'à mon avis les cent cinquante représentants de la gauche devaient se revêtir de leurs écharpes, descendre processionnellement par les rues et les boulevards jusqu'à la Madeleine en criant vive la République! vive la Constitution! se présenter au front des troupes, seuls, calmes et désarmés, et sommer la force d'obéir au droit. Si les troupes cédaient, se rendre à l'Assemblée et en finir avec Louis Bonaparte. Si les soldats mitraillaient les législateurs, se disperser dans Paris, crier aux armes et courir aux barricades. Commencer la résistance constitutionnellement, et si cela échouait, la continuer révolutionnairement. Qu'il fallait se hâter.

Un forfait, disais-je, veut être saisi flagrant. C'est une grande faute de laisser accepter un attentat par les heures qui s'écoulent. Chaque minute qui passe est complice et donne sa signature au crime. Redoutez cette affreuse chose qu'on appelle le fait accompli. Aux armes!

Plusieurs appuyèrent vivement cet avis, entre autres Edgar Quinet, Pelletier et Doutre.

Michel de Bourges fit de graves objections. Mon instinct était de commencer tout de suite. Son avis était de voir venir.

Selon lui, il y avait péril à précipiter le dénoûment. Le coup d'État était organisé, et le peuple ne l'était pas. On était pris au dépourvu. Il ne fallait pas se faire illusion, les masses ne bougeaient pas encore. Calme pro

fond dans les faubourgs. De la surprise, oui; de la colère, non. Le peuple de Paris, si intelligent pourtant, ne comprenait pas.

Michel ajoutait : Nous ne sommes pas en 1830. Charles X, en chassant les 221, s'était exposé à ce soufflet, la réélection des 221. Nous ne sommes point dans cette situation. Les 221 étaient populaires, l'Assemblée actuelle ne l'est pas. Une Chambre injurieusement dissoute, que le peuple soutient, est toujours sûre de vaincre. Aussi le peuple s'est-il levé en 1830. Aujourd'hui il est stagnant. Il est dupe en attendant qu'il soit victime. Et Michel de Bourges concluait: il fallait laisser au peuple le temps de comprendre, de s'irriter et de se lever. Quant à nous, représentants, nous serions téméraires de brusquer la situation. Marcher tout de suite droit aux troupes, c'était se faire mitrailler en pure perte, et priver d'avance la généreuse insurrection pour le droit de ses chefs naturels, les représentants du peuple. C'était décapiter l'armée populaire. La temporisation était bonne, au contraire. Il fallait bien se garder de trop d'entraînement, il était nécessaire de se réserver; se livrer, c'était perdre la bataille avant de l'avoir commencée. Ainsi, par exemple, il ne fallait pas se rendre à la réunion indiquée par la droite pour midi, tous ceux qui iraient seraient pris. Rester libres, rester debout, rester calmes et agir, attendre que le peuple vînt. Quatre jours de cette agitation sans combats fatigueraient l'armée. Michel était d'avis de commencer pourtant, mais simplement par l'affichage de l'article 68 de la Constitution. Seulement, où trouver un imprimeur ?

Michel de Bourges parlait avec l'expérience du procédé révolutionnaire qui me manquait. Il avait depuis

longues années une certaine pratique des masses. Son avis était sage. Il faut ajouter que tous les renseignements qui nous arrivaient lui venaient en aide et semblaient conclure contre moi. Paris était morne. L'armée du coup d'État l'envahissait paisiblement. On ne déchirait même pas les affiches. Presque tous les représentants présents, et les plus intrépides, partagèrent l'avis de Michel attendre et voir venir. La nuit prochaine, disait-on, le bouillonnement commencera et l'on concluait comme Michel de Bourges il faut donner au peuple le temps de comprendre. Commencer trop tôt ce serait risquer d'être seuls. Ce n'est pas dans ce premier moment que nous entraînerions le peuple. Laissons l'indignation lui monter peu à peu au cœur. Prématurée, notre manifestation avorterait. C'était le sentiment de tous. Moi-même, en les écoutant, je me sentais ébranlé. Ils avaient peut-être raison. Ce serait une faute de donner en vain le signal du combat. A quoi bon l'éclair que ne suit pas le coup de foudre?

Élever la voix, pousser un cri, trouver un imprimeur, c'était là la première question. Mais, y avait-il encore une presse libre?

Le vieux et brave ancien chef de la sixième légion, le colonel Forestier, entra. Il nous prit à part Michel de Bourges et moi.

Écoutez, nous dit-il, je viens à vous, j'ai été destitué, je ne commande plus ma légion, mais nommezmoi au nom de la gauche colonel de la sixième. Signez-moi un ordre, j'y vais sur-le-champ et je fais battre le rappel. Dans une heure la légion sera sur pied.

Colonel, lui répondis-je, je ferai mieux que vous signer un ordre. Je vais vous accompagner.

Et je me tournai vers Charamaule qui avait une voiture en bas.

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Forestier était sûr de deux chefs de bataillon de la sixième. Nous convînmes de nous transporter chez eux sur-le-champ, et que Michel et les autres représentants iraient nous attendre chez Bonvalet, boulevard du Temple, près le café Turc. Là on aviserait.

Nous partîmes.

Nous traversâmes Paris où se manifestait déjà un certain fourmillement menaçant. Les boulevards étaient couverts d'une foule inquiète. On allait et venait, les passants s'abordaient sans se connaître, grand signe d'anxiété publique, et des groupes parlaient à voix haute au coin des rues. On fermait les boutiques.

Allons donc! s'écria Charamaule.

Depuis le matin il errait dans la ville, et il avait observé avec tristesse l'apathie des masses.

Nous trouvâmes chez eux les deux chefs de bataillon sur lesquels comptait le colonel Forestier. C'étaient deux riches négociants en toiles qui nous reçurent avec quelque embarras. Les commis des magasins s'étaient groupés aux vitres et nous regardaient passer. C'était de la simple curiosité.

Cependant l'un des deux chefs de bataillon contremanda un voyage qu'il devait faire dans la journée même et nous promit son concours. Mais, ajoutat-il, ne vous faites pas illusion; on prévoit qu'on sera écharpé. Peu d'hommes marcheront.

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Le colonel Forestier nous dit : Watrin, le colonel actuel de la 6o, ne se soucie pas des coups: il me remettra peut-être le commandement à l'amiable. Je vais

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