Page images
PDF
EPUB

:

De 1848 à 1851 trois années s'étaient écoulées. On avait longtemps soupçonné Louis Bonaparte; mais le soupçon prolongé déconcerte l'intelligence et s'use par sa durée inutile. Louis Bonaparte avait eu des ministres doubles, comme Magne et Rouher; mais il avait eu aussi des ministres simples, comme Léon Faucher et Odilon Barrot; ces derniers affirmaient qu'il était probe et sincère. On l'avait vu se frapper la poitrine devant la porte de Ham; sa sœur de lait, madame Hortense Cornu, écrivait à Mieroslawsky: Je suis bonne républicaine et je réponds de lui; son ami de Ham, Peauger, homme loyal, disait Louis Bonaparte est incapable d'une trahison. Louis Bonaparte n'avait-il pas fait le livre du Paupérisme? Dans les cercles intimes de l'Élysée, le comte Potocki était républicain, et le comte d'Orsay était libéral; Louis Bonaparte disait à Potocki : Je suis un homme de démocratie, et à d'Orsay Je suis un homme de liberté. Le marquis du Hallays était contre le coup d'État, et la marquise du Hallays était pour. Louis Bonaparte disait au marquis: Ne craignez rien (il est vrai qu'il disait à la marquise : Soyez tranquille). L'Assemblée, après avoir montré çà et là quelques velléités d'inquiétude, s'était remise et calmée. On avait le général Neumayer « qui était sûr », et qui, de Lyon où il était, marcherait sur Paris. Changarnier s'écriait : Représentants du peuple, délibérez en paix. Lui-même, Louis Bonaparte, avait prononcé ces paroles fameuses: Je verrais un ennemi de mon pays dans quiconque voudrait changer par la force ce qui est établi par la loi. Et d'ailleurs, la force, c'était l'armée; l'armée avait des chefs, des chefs aimés et victorieux: Lamoricière, Changarnier, Cavaignac, Leflô, Bedeau, Charras; se figurait-on

[ocr errors][ocr errors]
[ocr errors]

l'armée d'Afrique arrêtant les généraux d'Afrique? Le vendredi 28 novembre 1851, Louis Bonaparte avait dit à Michel de Bourges : - Je voudrais le mal que je ne le pourrais pas. Hier jeudi, j'ai invité à ma table cinq des colonels de la garnison de Paris; je me suis passé la fantaisie de les interroger chacun à part; tous les cinq m'ont déclaré que jamais l'armée ne se prêterait à un coup de force et n'attenterait à l'inviolabilité de l'Assemblée. Vous pouvez dire ceci à vos amis. Et il souriait, disait Michel de Bourges rassuré, et moi aussi j'ai souri. A la suite de cela, Michel de Bourges disait à la tribune : C'est mon homme. Dans ce même mois de novembre, sur la plainte en calomnie du président de la république, un journal satirique était condamné à l'amende et à la prison pour une caricature représentant un tir, et Louis Bonaparte ayant la constitution pour cible. Le ministre de l'intérieur Thorigny ayant déclaré, dans le conseil, devant le président, que jamais un dépositaire du pouvoir ne devait violer la loi, qu'autrement il serait... - Un malhonnête homme, avait dit le président. Toutes ces paroles et tous ces faits avaient la notoriété publique. L'impossibilité matérielle et morale du coup d'État frappait tous les yeux. Attenter à l'Assemblée nationale! arrêter les représentants! quelle folie! On vient de le voir, Charras, qui s'était longtemps tenu sur ses gardes, renonçait à toute précaution. La sécurité était complète et unanime. Nous étions bien, dans l'Assemblée, quelques-uns qui gardaient un certain doute et qui hochaient parfois la tête; mais nous passions pour imbéciles.

II

PARIS DORT; COUP DE SONNETTE

Le 2 décembre 1851, le représentant Versigny, de la Haute-Saône, qui demeurait à Paris rue Léonie, no 4, dormait. Il dormait profondément; il avait travaillé une partie de la nuit. Versigny était un jeune homme de trente-deux ans, à la figure douce et blonde, très-vaillant esprit, et tourné vers les études sociales et économiques. Il avait passé les premières heures de la nuit dans l'étude d'un livre de Bastiat qu'il annotait, puis, laissant le livre ouvert sur sa table, il s'était endormi. Tout à coup, il fut éveillé en sursaut par un brusque coup de sonnette. Il se dressa sur son séant. C'était le petit jour. Il était environ sept heures du matin.

Ne devinant pas quel pouvait être le motif d'une visite si matinale, et supposant que c'était quelqu'un qui se trompait de porte, il se recoucha, et il allait se rendormir, quand un second coup de sonnette, plus significatif encore que le premier, le réveilla décidément. Il se leva en chemise, et alla ouvrir.

Michel de Bourges et Théodore Bac entrèrent. Michel de Bourges était le voisin de Versigny. Il demeurait rue de Milan, n° 16.

Théodore Bac et Michel étaient pâles et semblaient vivement agités.

Versigny, dit Michel, habillez-vous tout de suite. On vient d'arrêter Baune.

[ocr errors]

Bah! s'écria Versigny, est-ce que c'est l'affaire Mauguin qui recommence ?

C'est mieux que cela, reprit Michel. La femme et la fille de Baune sont venues chez moi il y a une demiheure. Elles m'ont fait éveiller. Baune a été arrêté dans son lit à six heures du matin.

Qu'est-ce que cela signifie? demanda Versigny. On sonna de nouveau.

Voici qui va probablement nous le dire, répondit Michel de Bourges.

Versigny alla ouvrir. C'était le représentant Pierre Lefranc. Il apportait en effet le mot de l'énigme.

--

Savez-vous ce qui se passe? dit-il.

Oui, répondit Michel, Baune est en prison.

C'est la république qui est prisonnière, dit Pierre Lefranc. Avez-vous lu les affiches ?

Non.

Pierre Lefranc leur expliqua que les murs se couvraient en ce moment d'affiches, que les curieux se pressaient pour les lire, qu'il s'était approché de l'une d'elles au coin de sa rue, et que le coup était fait. - Le coup! s'écria Michel, dites le crime. Pierre Lefranc ajouta qu'il y avait trois affiches, un décret et deux proclamations, toutes trois sur papier blanc, et collées les unes contre les autres.

« PreviousContinue »