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L'ART MODERNE

1895

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COMITÉ DE RÉDACTION :

Octave MAUS Edmond PICARD Émile VERHAEREN

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PAGES INÉDITES D'OCTAVE PIRMEZ

MON CHER VAN ARENBERGH,

Vous m'avez demandé, pour l'Art moderne, les pages inédites d'Octave Pirmez consacrées à Victor Hugo. Très volontiers j'accède à votre désir, heureux de réveiller, une fois de plus, la douce mémoire du grand écrivain tant aimé et de contribuer ainsi à l'augmentation de sa gloire. Mais avant de transcrire ici, pieusement, ce fragment de lettre dont j'ai, me semble-t-il, le devoir de ne pas priver les lecteurs sympathiques, admirateurs de notre illustre ami disparu, il convient, je pense, d'évoquer certains souvenirs qui s'y rattachent et qui remontent à une époque déjà lointaine.

Si quelques-uns, au début, purent méconnaître le talent génial de l'auteur des Jours de solitude, nombreux furent les esprits d'élite qui l'apprécièrent hautement. En France, Sainte-Beuve, Saint-René Taillandier, Jules Janin, Henri Taine, Arsène Houssaye, Cuvillier-Fleury, Michelet, Caro, Octave Feuillet, Henri Jouin, Ernest Havet, Emmanuel de Saint-Albin, Frédéric Passy, Édouard Charton, Stahl, Peladan et bien d'autres lui rendirent tour à tour les plus flatteurs hommages.

Victor Hugo lui-même encouragea, très particulièrement, le jeune écrivain belge et se plut à lui écrire des choses charmantes, telles que ces lignes :

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Votre livre des Jours de solitude est ému et inspiré. Par l'émotion, vous approfondissez l'homme, et, par l'inspiration, Dieu. Vous avez le sens profond de la nature. Il éclate en une belle page où mon nom est mêlé.

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Les bizarres reproches qu'on adresse à l'art, la nature les mérite et c'est pour cela que l'art a raison. Combien peu d'hommes pensent! Combien peu d'intelligences comprennent: Vous, au contraire, vous pensez, et pourquoi? Parce que vous aimez. Vous êtes une âme. De là cette lumière qui est en votre livre. Et encore une autre fois, à propos de Rémo :

Votre frère était digne de vous, j'ai lu de ses pages excellentes, et il y avait en lui un rayon de votre noble esprit. Je vous plains de l'avoir perdu si jeune. Je sais le mal que font ces disparitions subites des êtres aimés, moi qui, depuis des années déjà, ne quitte plus le deuil.

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.....

On avait organisé, à Bruxelles, un banquet en l'honneur de Victor Hugo. Je ne pus résister au désir de m'y rendre, pour voir de près le grand poète, alors dans tout le rayonnement de sa gloire.

Avant le dîner, l'on me présenta au héros de la fête qui, pendant quelques instants, tint ma main dans la sienne et voulut bien me parler élogieusement de mes écrits. Ensuite, plusieurs hommes de lettres, - poètes, artistes, publicistes, visages inconnus pour moi, furent présentés au maître, qui les reçut en audience royale, avec une bonté sévère, où l'on voyait paraître ce qu'il y a de plus affectueux dans la force et ce qu'il y a de plus profond dans l'affection.

Au fond du salon, posée sur un chevalet, il y avait une toile représentant Jean Valjean sortant du bagne, couvert de haillons.

Cette image de misérable me faisait faire un triste retour sur tous ces habits noirs et toutes ces cravates blanches qui se tenaient droites devant moi, et c'est avec remords que je songeai au bei habit bleu à boutons d'or, que je portais en ce moment-là ! Quelques instants plus tard, dans l'éblouissement des bougies, des lustres, de la vaisselle, des argenteries et le va-et-vient important des garçons de table, j'eus une petite apparition : c'était l'évêque Myriel dinant, et la vieille Magloire le servant. Pourquoi tout ce luxe, et cette noirceur d'habits dans ce luxe? Une façon d'assemblée d'ouvriers, en blouses, n'ayant d'autre distinction que celle de leur esprit et de leur cœur, et pour tous vivres, des mets simples et frugaux, ne serait-ce pas plus convenable aux avocats de la misère, pensais-je? Mais une voix ricanait en moi, la voix du monde, et cette voix disait : Sans doute le brouet noir! Nous connaissons cela! » Triste formule de l'ironie, cuirassée d'expérience, qui est toujours péremptoire, hélas!

Plusieurs toasts ont été successivement portés au poète républicain par MM. Lacroix, Fontainas, Nefftzer, Berardi, Eugène Pelletan, Théodore de Banville et

(1) Lettres de Victor Hugo à Octave Pirmez.

Referance- Stacks 84684

L'ART MODERNE

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Louis Blanc. Le premier simple, modeste et bien dit; le second, celui du bon bourgmestre de la ville, plein de cœur et jetant, à travers les bravos, des paroles entrecoupées par l'enthousiasme; le troisième, circonspect et craintif; le quatrième, spirituel, ingénieux et souple; le cinquième, d'une noire énergie; le sixième, judicieux et littéraire, et le septième, tout rayonnant du soleil de la Corse.

Alors, à demi étouffé sous les couronnes spirituelles qu'on lui jetait, le grand homme s'est levé et a remercié, d'une voix lente et puissante, ces nombreux amis arrivés de partout et réunis autour de lui. Il a parlé de la Liberté, comme un général d'armée parlerait de la Gloire, en un style coloré, rapide et ferme; et lorsqu'il est arrivé à la tragique aventure du héros d'Aspremonte, il a eu des larmes qui ont gagné tous les cœurs simples. Il a fini par de touchantes paroles à ces amis qu'il ne faisait qu'entrevoir et qu'il saluait une première et une dernière fois avant d'aller se replonger dans les ombres de l'Océan.

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Plus tard, si Dieu m'accorde de vieillir, je pourrai donc dire aux plus jeunes qui me parleront de l'Immortel, auteur de tant de chefs-d'œuvre : « Je l'ai vu, je l'ai entendu, il m'a écrit, il m'a serré la main. Et je devine d'ici toutes les questions qui vont me pleuvoir. Bien peu seront satisfaits de ma réponse, chacun voulant qu'un grand génie soit revêtu d'un corps extraordinaire. Peutêtre ai-je mal vu? Peut-être ai-je conclu de l'extérieur à l'intérieur; peut-être veux-je pénétrer plus que je ne le puis? Qui en est cause? Le Temps. Il me fallait saisir l'âme au vol, en faisant de la photographie instantanée.

Je trouve les notes suivantes, crayonnées dans mon calepin au sortir du banquet... De taille moyenne, mais paraissant plutôt petit que grand, épais, charnu, robuste, souple et grave comme le lion. L'œil est noir, profond, douloureux, moralement trouble, sans le moindre azur. Le front, élevé et large, d'une forme parfaite, semble être d'un mathématicien autant que d'un poète. Fermeté et courage pour dompter des passious terribles, souffrance cruelle pour rentrer du Dehors au Dedans, orgueilleuse fierté, vaincue par l'expérience de la vie, âme mise à la cadène par le sentiment du devoir, sens maîtrisés mais toujours grondeurs, expérience infinie, haine amoureuse... Telles sont les qualités exprimées par cette tête formidable et sourde.

Le clair, le transparent, l'albâtre de l'âme, qui se formule en aspirations célestes, les lointaines perspectives de l'esprit candide, le détachement de soi ne se lisent pas sur ce visage où toutes les passions humaines se sont reflétées, aussi bien que l'Univers. On y découvre la compression et la fermentation intérieure, mais l'ordre est vainqueur, et si la fantaisie est parfois choyée, elle est du moins toujours l'esclave de la raison en vigie. Quand

il parle, sa voix semble arriver de loin; elle est grave, mâle et voilée. On devine que le corps tout entier est entrepris par la pensée; sa parole monte, descend, respire avec les mouvements d'une poitrine on dirait d'un vaisseau ondulant sur les gouffres de l'Océan.

Et cependant, souvent le regard et le sourire sont pleins de finesse et d'expérience; parfois même la câlinerie s'y montre, câlinerie du lion jouant avec la noix.

En voyant cet homme extraordinaire, qui est pour les timorés l'Ange des Ténèbres, on ne sait ce qu'on doit le plus admirer, de sa souplesse ou de sa force, de son énergie précise ou de sa fantaisie, de sa chaleur ou de sa gravité. Sa volonté est pourtant toujours maîtresse de son inspiration, et son esprit est trop bien organisé pour jamais se permettre des expressions qui le compromettent. Mais sous ces lenteurs du calcul, il y a la fournaise; un sang jeune et généreux bouillonne sous cette barbe grise, et les émotions violentes, dirigées au front, jaillissent facilement en larmes.

En conversation, si je puis en juger par un moment d'entretien, son style est mesuré, correct, irréprochable, et l'on y trouve des enfilades de parfaits définis. Il n'omet pas les détails et marque avec exactitude les endroits dont il parle : un sentier, une porte, une pierre, un buisson, entrevus il y a dix ans, il ne les a pas oubliés, tant il est vivement pénétré de la réalité. En public, ses paroles ont de la dignité, de la majesté, de l'âme; l'orateur a conscience de sa mission et ne veut émettre que des pensées mémorables. Elles sont chaleureuses, imagées, décousues par la fréquence même de l'image, souvent lumineuses, mais le jour qu'elles répandent a des teintes orageuses. Là se déploie la fougue et le sublime orgueil de son génie, qui contrastent avec la bienveillante bonhomie de son maintien habituel. Lorsqu'on l'observe de près, le regardant aller, venir et l'écoutant parler, il semble que cet immortel poète qui arrive au déclin de sa vie, après avoir été acclamé pendant près d'un demi-siècle, sente la vanité de la gloire terrestre, et qu'il se retranche en sa bonté et dans le sentiment du devoir. Il est simple, réservé, contenu et plein d'une bienveillance sévère, comme s'il voulait, ici-bas, réaliser le type de l'homme juste. Dans tout son extérieur, que je veux prendre pour l'expression sincère de son âme, il montre l'amour et l'indulgence, et il a quelque chose du gentilhommepropriétaire, placé dans un milieu confortable, après avoir essuyé les tempêtes de la vie. Mais hélas! beaucoup le voudraient autre encore, et planant dans les sphères célestes, pour pouvoir dire de lui: Son royaume n'est pas de ce monde !

Ce portrait, tracé sous l'impression du moment, est-il vrai? Je ne le sais. Ceux qui liront ces pages et qui auront connu le Maître dont je parle, pourront le

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