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Ils ont eu d'abord à combattre une fin de non recevoir dont Clémentine, dans une consultation délibérée en sa faveur par MM. Guichard, Darrieux et autres jurisconsultes recommandables, les menaçait en cas d'admission de leur pourvoi. La demoiselle Clémentine prétendait que l'arrêt du 31 janvier 1814, par lequel elle avait été admise à la preuve testimoniale contradictoirement avec ses adversaires, ayant été signifié à ceux-ci, qui ne l'ont pas attaqué par voie de cassation dans les trois mois de la signification, cet arrêt était désormais inattaquable par cette voie, et qu'il avait d'autant plus irrévocablement acquis l'autorité de la chose jugée, qu'il avait été exécuté toutes les parties; savoir, par Clémentine, au moyen de son enquête, et par les demandeurs en cassation, au moyen de leur contre-enquête.

par

M. Loiseau, défenseur de M. Duvau de Chavagne et consorts, pour écarter cette fin de non recevoir, a dit, en substance, qu'aux termes de l'art. 14 de la loi du 2 brumaire an 4, les jugemens ou arrêts préparatoires. ne pouvaient être déférés à la censure de la Cour de cassation, qu'en même temps que le jugement ou l'arrêt définitif; que cette loi spéciale pour la Cour de cassation n'admettait aucune distinction entre les jugemens préparatoires proprement dits, et les jugemens interlocutoires; que d'ailleurs l'arrêt du 31 janvier 1814 n'était pas même un jugement interlocutoire, puisque la Cour royale d'Angers avait déclaré qu'en admettant la preuve testimoniale, elle ne voulait que s'environner de lumières, sans entendre toutefois préjuger le fond; qu'ainsi l'arrêt du 31 janvier 1814 aurait été vainement attaqué par la voie de cassation, dans les trois mois de la signification et avant le jugement définitif. L'avocat a fait ensuite remarquer qu'il était impossible d'induire un acquiescement à cet arrêt de la contre-enquête à laquelle les demandeurs avaient fait procéder, attendu qu'elle avait été nécessitée par l'enquête, ouverte à la requête de la demoiselle Clémentine. (Voyez d'ailleurs sur ce point les arrêts cités dans le cours de l'article précédent.)

Abordant le fond, M. Loiseau a proposé deux moyens de cassation; l'un tiré de l'irrégularité de l'intervention de Clémentine; l'autre résultant d'une fausse application de l'article 323 du Code civil.

Le premier de ces moyens ne présentait aucune espèce de fondement; les demandeurs l'ont même abandonné à la sagesse de la Cour, mais ils ont fortement insisté sur le second, dont voici l'analyse.

L'expérience, disaient-ils, a fait connaître le danger de la preuve testimoniale; elle n'est admise, même pour constater l'existence d'engagemens ou d'obligations ordinaires, que dans les cas où les abus qu'elle entraîne ne peuvent pas être à craindre, et dans ceux où les parties qui en réclament l'usage n'ont pas eu la possibilité d'obtenir d'autres moyens de constater l'existence de leurs droits.

Ces principes admis pour la garantie de simples intérêts pécuniaires, doivent être naturellement plus rigoureux encore en matière de réclamation d'état.

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Que n'a-t-on pas à craindre, en effet, des efforts de l'intrigue et de l'influence des passions, dans ces sortes de procès, suscités le plus souvent par la cupidité, l'ambition et l'orgueil?

De quelle précaution le législateur n'a-t-il pas dû environner ces causes si intimément liées à l'ordre public, et où l'on voit le repos, la fortune l'honneur même des familles exposés aux tentatives audacieuses d'un aventurier, et à devenir le jouet de l'imposture! Il faut conclure de ces observations que si, en matière d'état, la preuve testimoniale n'est pas absolument défendue, elle n'est du moins admissible que dans les cas expressément déterminés par la loi.

Or, on cherche vainement dans le Code civil un texte qui autorise la preuve testimoniale, lorsqu'il s'agit d'établir l'identité d'une personne: loin d'y trouver une disposition semblable, on y remarque, au contraire, un article qui justifie le silence du législateur : c'est l'art. 341 relatif à l'enfant qui recherche sa mère. Aux termes de cet article, l'enfant doit prouver qu'il est identiquement le même que celui dont la mère qu'il réclame sera accouchée; mais il n'est reçu à faire cette preuve par témoins, qu'autant qu'il a en sa faveur un commencement de preuve par écrit (1)

Ainsi, dans l'espèce, la demoiselle Clémentine n'ayant invoqué ni titre, ni possession d'état, ni commencement de preuve par écrit, la Cour royale. d'Angers n'a pu évidemment. l'admettre à la preuve testimoniale de son identité.

C'est donc mal à propos que l'arrêt attaqué a fait à la cause l'application de l'article 323 du Code civil, qui porte: «A défaut de titre et de posses>>sion constante, ou si l'enfant a été inscrit, soit sous de faux noms, soit. » comme né de père et mère inconnus, la preuve de la filiation peut se faire par témoins. Néanmoins, cette preuve ne peut être admise que » lorsqu'il y a commencement de preuve par écrit, ou lorsque les pré-» somptions ou indices résultant de faits dès-lors constans, sont assez. » graves pour déterminer l'admission.»

Il est aisé de voir que cet article n'a été fait que pour le cas où la filiation d'un enfant est constatée, et non pour celui où l'identité d'un individu est le sujet de la contestation. Or, en cette matière, on ne peut s'attacher trop. scrupuleusement aux termes de la loi, et la disposition que le législateur a portée sur un cas ne peut être, même pour analogie réelle des motifs, étendue au cas dont il n'a pas parlé. L'art. 323 doit être d'ailleurs d'autant plus soigneusement restreint à son objet, que la modification apportée par la disposition finale n'existait pas dans sa première rédaction, qui était calquée sur les anciens principes, et ne fut admise que sur les observations du tribunat. (Voyez Locré, Esprit du Code civil, p. 109.)

Ainsi, une personne ne peut être admise à la preuve testimoniale de son identité, qu'alors seulement que cette voie lui est ouverte par un commencement de preuve par écrit. La Cour royale d'Angers a donc fait une fausse application de l'art. 323.

Mais, il y a mieux, dans l'hypothèse même où cet article pourrait être

(1) L'article 341 n'est fait que pour le cas où un enfant naturel recherche sa mère, et l'on sait que le législateur a dû se montrer et s'est en effet montré plus sévère à l'égard des enfans naturels que vis-à-vis des enfans légitimes. L'argument tiré de l'art. 341 est done sans force.

appliqué à l'identité comme à la filiation, l'arrêt allaqué l'aurait encore manifestement violé.

On vient de voir, en effet, que l'art. 323 n'accorde la l'art. 323 n'accorde la preuve testimoniale qu'à des preuves ou indices graves résultant de faits constans.

Or, ces présomptions, ces indices graves, ces faits constans n'existaient pas dans l'espèce.

En matière d'identité, les faits allégués ou reconnus comme constars ne produisent de présomptions susceptibles de déterminer l'admission de la preuve testimoniale, qu'autant qu'ils présentent l'existence du réclamant liée à celle de l'individu qu'il prétend représenter, qu'autant qu'ils montrent nécessairement la même personne. Ces faits doivent se succéder sans la moindre interruption, et former, en quelque sorte, une chaîne qui forme obstacle à ce qu'on puisse les scinder et les attribuer à deux personnes différentes. Quand cette vérité que la seule raison révèle, ne serait pas trop sensible, pour éprouver la moindre contradiction, l'application qu'on en va faire à la cause suffirait pour la rendre palpable.

On se rappelle qu'une dame vendéenne reçut Loubette dans la charrette partant de Nort vers le milieu de janvier 1794, et que, touchée de la misère de cette enfant, elle s'écria, en la prenant dans ses bras: Eh bien, elle mourra avec moi!

Depuis ces paroles, on voit s'évanouir les dernières traces de l'existence de Loubette; dès-lors une nuit éternelle couvre ses pas; dès ce moment la chaîne est interrompue. Loubette a-t-elle été délivrée et mise en liberté? l'a-t-elle été seule ou avec ses compagnes? a-t-elle traversé la Loire ? où et comment l'a-t-elle traversée ? qui lui a procuré ce passage? quelle personne l'a ensuite emportee? est-ce la même dame vendéenne ? dans quel lieu ont-elles fui? qui les a transportées sur le chemin de Mortagne où Clémentine prétend avoir été trouvée par le colonel Lepic? combien de temps ont-elles employé à faire ce trajet ? Aucun de ces faits n'était constant au moment où la preuve testimoniale a été admise; aucun d'eux n'a été prouvé par l'enquête de Clémentine; aucun d'eux n'a même été articulé par elle. Tels sont cependant les faits qui devaient être reconnus, et dont l'existence était nécessaire pour autoriser la preuve testimoniale, parce que d'eux seuls pouvaient jaillir des présomptions et des indices graves sur l'identité de Clémentine.

Qu'importe que la Cour royale ait déclaré constans les faits qui ont été analysés plus haut ? qu'importe qu'elle ait reconnu la naissance de Loubette et toutes les circonstances qui se rattachent à cette enfant, jusqu'au moment où elle fut abandonnée par la veuve Adam, au convoi de vendéens parti de Nort, vers le milieu de janvier 17942

Qu'importe également que la Cour royale ait reconnu comme certain, que Clémentine a été trouvée par le colonel Lepic sur la route de Mortagne, vers la fin du même mois de janvier, et qu'elle ait tenu pour avérés tous les faits qui se rapportent à Clémentine dès ce moment, jusqu'aujourd'hui ?

Qui n'aperçoit et ne distingue ici deux séries de faits parfaitement indépendantes l'une de l'autre, la première relative à Loubette, et la se

conde à Clémentine? Aucuns de ces faits n'ont été contestés; les demandeurs en cassation n'avaient même aucun intérêt à les contredire; car enfin dans ces temps désastreux où la mort moissonna tant de victimes et fit un si grand nombre d'orphelins encore au berceau; où l'ont vit les hospices devenir le réceptacle d'un si grand nombre d'enfans égarés dans la Vendée, et désormais sans famille et sans appui, peut-on s'étonner qu'une autre jeune fille rappelle le malheur de Loubette; et par cela seul que Clémentine a partagé le sort de Loubette, ne peut-on s'empêcher de voir Loubette -dans Clémentine? Non, assurément.

Ainsi, ce ne sont pas les faits particuliers à Loubette, ni ceux particuliers à Clémentine qui pouvaient autoriser l'admission de la preuve testimoniale; l'admission de cette preuve était subordonnée à des faits propres rattacher Clémentine à Loubette, et à faire présumer leur identité, puisque cette identité était le point unique du procès.

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Tous les faits de la cause se partagent entre deux individus et deux territoires; ils sont donc séparés d'une part, et de l'autre ils sont individualisés. Que ces faits soient constans et pour l'un et pour l'autre des deux individus, on l'accorde; mais cela ne prouve rien. Il faut un fait de jonction, au moyen duquel il soit possible de croire, ou, si l'on veut, de présumer que les deux individus que l'on voit à différent temps, à différens lieux, pourraient bien ne former qu'une seule et même personne.

Or, ce point de jonction n'existe aucunement dans l'espèce. Une nuit profonde nous dérobe les traces de Loubette dès l'instant où elle a quitté le bourg de Nort avec le convoi de vendéens. Est-ce elle que le colonel Lepic a trouvée, quinze jours après, sur le chemin de Mortagne? Tel est le problème qu'aucun fait intermédiaire ne peut aider à résoudre; aucun point de réunion ne vient lier la chaîne interrompue à Nort, à l'autre chaîne commencée sur la route de Mortagne; et, sans le secours d'un fait déjà constant et placé sur ce point de jonction, la Cour royale d'Angers n'a pu admettre la preuve testimoniale, par la raison qu'il n'existait, dès-lors, en faveur de l'identité de Clémentine, ni présomption ni indices graves suffisans pour autoriser l'admission de cette preuve, aux termes de l'art. 323 du Code civil; d'où il suit que cet article a été ouvertement violé, en le supposant applicable à l'espèce (1).

On objectera sans doute que, dès-lors que la preuve testimoniale doit se rattacher à des faits constans pour être admissible, c'est aux juges du fond qu'il appartient exclusivement d'examiner et d'apprécier ces faits, de décider s'ils sont constans, s'ils sont graves, s'ils sont pertinens et admissibles; mais qu'alors même que les juges se seraient trompés dans l'ap

(1) Ces observations, pleines de sagesse, doivent, en général, servir de règle aux tribunaux, lorsqu'ils ont à prononcer sur le fond même d'une question d'identité; mais il serait évidemment trop rigoureux d'en faire l'application au cas où il ne s'agit que de l'admissibilité de la preuve testimoniale; car il est certain que l'état du réclamant sera suffisamment justifié, lorsqu'il pourra se prévaloir de cette chaîne non interrompue de faits constans, à l'existence seule desquels les demandeurs en cassation voudraient subordonner l'admission de la preuve par témoins. D'après ce système, la preuve testimoniale ne pourrait être admise, qu'alors seulement qu'elle serait superflue.

préciation de ces faits, leur erreur, quelque déplorable qu'elle puisse être, est irréparable, et le mal sans remède, puisque le domaine des faits n'appartient pas à la Cour de cassation.

Cette objection banale, à la faveur de laquelle on cherche si souvent à éluder la violation de la loi, ne saurait être accueillie dans la cause.

Si la Cour suprême, par suite du principe de son institution, doit s'abstenir de porter ses regards sur les faits, on sait que cette règle, sainement entendue, a des bornes qu'il ne faut point franchir. Elle souffre exception dans le cas où le législateur a précisé, défini ou énuméré les faits qu'il juge nécessaires pour caractériser un crime ou un délit, ou seulement pour déterminer l'admissibilité de la preuve testimoniale. Et pourquoi ? c'est parce que, dans ces cas particuliers, l'erreur sur le fait produit toujours une erreur de droit; c'est parce qu'alors le maljugé constitue nécessairement une violation de la loi; telle est la doctrine de M. Merlin dans son Répertoire, 4. édit., au mot Fait, S. 7, p. 94, et §. 5.

Or, ces principes s'appliquent, à plus forte raison, dans les matières d'état, où la loi, toujours attentive, a tout prévu et tout réglé. Ainsi, la Cour de cassation a le droit d'examiner les faits qui constituent la possession d'état, et d'en apprécier la moralité d'après l'article 321 du Code civil; elle peut examiner la nature et les caractères du commencement de preuve par écrit, s'il remplit le vœu de l'article 324 du même Code; elle peut enfin rechercher si le réclamant réunissait toutes les conditions requises par l'art. 323, pour être admis à la preuve testimoniale. Relativement à ce dernier article, la Cour de cassation doit premièrement vérifier l'existence et la certitude des faits dès-lors constans; elle doit ensuite peser les présomptions qui résultent de ces faits, et décider si elles sont assez graves pour déterminer l'admis→ sion de la preuve testimoniale.

S'il en était autrement, si les tribunaux pouvaient, à leur gré, rattacher la preuve testimoniale à des faits indifférens, que deviendrait la sage précaution de la loi? Le tribunat avait proposé d'admettre la preuve testimoniale toutes les fois qu'il existerait un ensemble de présomptions assez graves pour en déterminer l'admission; ne serait-ce pas livrer l'état des citoyens à l'arbitraire qu'une telle proposition tendait à introduire et anéantir l'importante modification qu'on remarque dans l'article 323, que de reconnaître dans les juges du fond le droit de prononcer irrévocablement sur l'observation de cet article? Et enfin, dans une matière aussi grave que celle où l'état des hommes est mis en problème, où la société toute entière est intéressée, peut-on craindre de trop étendre les attributions de la Cour suprême, ou, pour mieux dire, peut-on supposer que le législateur ait entendu les restreindre?

Que l'on considère d'ailleurs, disait M. Loiseau en terminant son plaidoyer, combien il importe de s'attacher rigoureusement à la disposition littérale de l'art. 323, et d'y ramener les tribunaux qui pourraient s'en écarter! Aujourd'hui que la guerre civile et la guerre étrangère ont, pour ainsi dire, dispersé les enfans de la patrie, que plusieus milliers de Français ont perdu la vie dans les combats, que d'autres sont morts dans des pays éloignés, sans que le décès des uns ni des autres ait été constaté, il sera donc No. Ier-Année 1818.

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