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à l'assemblée un généreux avis sur le danger des machinations par lesquelles la cour cherchait à égarer le roi. Au lieu de ces deux actes de courage qu'il pouvait concilier avec tous les ménagemens dus à un prince engagé dans un dédale d'intrigues, que fait le ministre? Il voit préparer un coup d'état qui ne tendait à rien moins qu'à dissoudre l'Assemblée nationale, à proscrire les plus illustres patriotes de l'époque, à rétablir le pouvoir absolu sur les ruines de la liberté ; il voit tout cela, et se contente de gémir et de lever les yeux au ciel! Loin d'abdiquer hautement sa place, il se laisse renvoyer. Il obéit religieusement à une lettre de cachet; il garde le silence qu'on lui impose sur son départ, et ce silence peut donner à la cour le temps de frapper sans que personne soit averti. Assurément, on ne trouve là ni véritable courage, ni grandeur d'ame, ni dévouement à la chose publique. Si Necker a justifié la confiance du roi, on ne saurait dire qu'il ait bien mérité de la nation; et cependant on lui prodiguait les témoignages de la reconnaissance réservée aux plus grands services!

L'Assemblée nationale l'invite à hâter son retour; le rõi le rappelle en lui promettant à jamais une confiance sans bornes; Paris l'attend avec l'impatience du désir et de l'anxiété : on dirait que l'on craint encore de ne plus posséder le ministre adoré. Dans la route de Bâle à Paris, tout le monde se précipite sur ses pas; on court au-devant de sa voiture; on la traîne à bras d'hommes dans les villes qu'elle traverse; les bénédictions éclatent de toutes parts et se répandent sur lui et sur sa famille ivre de joie. Dans les campagnes, les femmes se mettent à genoux en le voyant passer, et semblent remercier, bénir et prier. Le peuple, toujours si riche de reconnaissance, quoique ayant une si petite part dans la chose commune, manifeste ses transports par des acclamations et par des larmes.

Necker était profondément touché de ces témoignages

d'affection; il remerciait les citoyens, il leur recommandait l'obéissance aux lois, le respect des propriétés et l'amour pour le roi; mais, au fond du cœur, il ne pouvait se défendre d'une profonde tristesse au souvenir des scènes sanglantes de Paris, et surtout à la vue de l'ascendant irrésistible que la révolution venait de prendre. Il n'avait ni l'esprit assez haut, ni la vue assez longue, ni le cœur assez ferme pour l'accepter tout entière avec ses vertus, ses fautes, ses crimes et ses immenses bienfaits. Désormais il ne fera plus que trembler devant le génie de cette révolution.

A Villenaux, Necker rencontra M. de Bezenval, qui avait été arrêté, et qu'on allait conduire à Paris par ordre de la municipalité. Il prit sur lui de suspendre l'exécution de cet ordre, et de prévenir ainsi quelque nouveau malheur.

L'arrivée de Necker à Versailles fut un nouveau triomphe; la ville royale le reçut comme les cités d'autrefois recevaient les illustres bannis qui revenaient pour être les libérateurs de la patrie. Le roi que la peur avait changé pour un moment, la reine cédant à la nécessité, l'accueillirent avec des démonstrations bienveillantes; Monsieur lui dit : « La nation vous rappelle ici, je vous y vois avec plaisir. » Le lendemain, l'Assemblée nationale ne crut point déroger à sa dignité, en témoignant au ministre, par de nobles et touchantes paroles, combien elle était satisfaite de son retour : elle fondait sur ce retour de grandes espérances.

Si Necker eût été sage, il aurait mis des bornes à un succès déjà si extraordinaire; mais la vanité était chez lui presque aussi ardente qu'une passion; la soif de la popularité le dévorait. Malgré les représentations de ses amis les plus éclairés, il voulut faire aussi son entrée à Paris, au risque d'y être mieux reçu que le roi.

Le ministre partit au bruit de la musique des gardes

françaises; les milices de Versailles et des environs composaient son cortége; on avait disposé des piquets de dragons sur la route : une multitude immense l'attendait à la barrière de la Conférence. Le premier moment de son entrée dans la ville du 14 juillet offrit une fâcheuse comparaison avec l'entrée de Louis XVI. Ce n'étaient plus cet air sombre, ces regards sévères, cette contenance farouche que Louis avait trouvés sur son passage jusqu'à l'hôtel-deville; une allégresse délirante s'était emparée de tous les cœurs. Les cris de vive la nation! vive Necker! retentissaient de toutes parts; des larmes coulaient de presque tous les yeux. La foule bordait les rues; les fenêtres, les balcons, les portes présentaient un monde de spectateurs qui accompagnaient le ministre de leurs applaudissemens. Le peuple s'approchait de la voiture, et adressait au triomphateur ces paroles énergiques et simples : « Voilà notre sauveur! voilà le père du peuple! Ah! si le roi n'avait que des conseillers comme celui-là, tout irait bien!>> Des femmes baisaient les mains de madame Necker, ou lui présentaient des couronnes de fleurs, en la priant de les mettre sur la tête de son mari.

A une heure, la voiture de Necker arriva devant l'hôtelde-ville. Bailly et Lafayette le recurent d'abord dans la grand'salle, ensuite dans celle où siégeaient les cent vingt électeurs qui, prenant conseil du péril et de la nécessité, s'étaient constitués les représentans de la commune. Complimenté par Bailly avec l'accent du cœur, avec ces paroles simples et ornées, qui formaient le cachet de son éloquence, le ministre répondit par un discours touchant et pathétique: << Plus de jugemens de proscription! plus de scènes sanglantes! Généreux Français, respectez, même dans vos momens de crise et de calamité, ce caractère de bonté, de justice et de douceur qui distingue votre nation. » Ces exhortations conduisirent le ministre à demander la liberté de Bezenval et une amnistie générale. Le triomphe de

l'orateur fut complet; tous les spectateurs adoptèrent avec enthousiasme ses généreux conseils. En ce moment, le peuple, ondoyant sur la place de Grève, demande à voir le ministre ; il se montre aux fenêtres de l'hôtel-de-ville, comme avait fait Louis XVI, et jouit avec délices des acclamations de la joie universelle. Clermont-Tonnerre, prenant la parole, ajoute encore à l'impression produite par les invocations du ministre à la clémence. Les cris: Gráce! pardon, amnistie générale! redoublent; ils se répandent sur la place; le peuple, qu'ils avaient d'abord alarmé, les répète avec enthousiasme; enfin, l'assemblée donne l'ordre de la mise en liberté de Bezenval, et proclame, au nom de la capitale, qu'elle pardonne à tous ses ennemis. Necker se retire, transporté de joie et de reconnaissance, au milieu des mêmes acclamations, des mêmes honneurs, brûlant de pouvoir raconter au roi et à la reine le succès de ses prières : il se croyait alors à l'apogée de la faveur auprès du peuple et du prince.

Quelques jours plus tôt, la décision provoquée par l'imprudent ministre aurait soulevé le peuple; elle ne fit que produire la plus grande fermentation dans les esprits. Le district de l'Oratoire, excité, dit-on, par les paroles et l'influence de Mirabeau, prit un arrêté pour déclarer incompétente la décision des électeurs, et ordonner à deux de ses membres de se saisir de la personne de Bezenval. Les soixante districts s'étant assemblés, le soir, pour délibérer sur la motion, quelques-uns crurent que l'humanité de l'acte des électeurs de la commune devait couvrir ce qu'il avait d'illégal et d'irréfléchi; les autres l'annulèrent comme abus de pouvoir, comme contraire aux droits de la justice, à laquelle on enlevait des accusés; comme attentatoire à la prérogative du roi, à qui on ravissait le droit de faire grâce; ils déclarèrent que l'impunité comme la clémence étaient hors des pouvoirs de la commune, et que Bezenval serait traduit devant les tribunaux.

Assurément l'opinion des districts était fondée, mais celui de l'Oratoire, en réclamant les principes et la légalité, en accusant les électeurs d'usurpation, usurpait une autorité qui ne lui appartenait pas. La situation était difficile, et le peuple orageux; il fallut d'abord expliquer, en le modifiant, l'arrêté des électeurs, révoquer l'ordre de la liberté de Bezenval, et le mettre sous bonne et sûre garde pour calmer l'effervescence générale.

Le lendemain, le district des Blancs-Manteaux vint dénoncer à l'Assemblée nationale la résolution des électeurs de la commune; il ne blâmait pas l'amnistie, mais l'illégalité du pouvoir qui avait prononcé le pardon. Target, Lally-Tollendal, Mounier, prirent la défense des vrais principes exposés par la députation, et portèrent dans tous les esprits une conviction que Mirabeau allait bientôt rendre plus profonde. Mais ici s'élevait une autre question: Si l'Assemblée nationale, investie de la souveraineté du peuple, accordait elle-même l'amnistie et scellait ainsi le pacte de la réconciliation générale. Cette idéc entraîne plusieurs membres : Démeunier, oubliant la gravité des circonstances, propose avec chaleur un imprudent et généreux oubli du passé. Garat, qui voudrait surtout que la liberté se conciliât beaucoup d'amis par la clémence, s'écrie: « Le plus grand des crimes est d'attenter à la liberté publique; nous avons touché au moment d'être les victimes de ces complots, nous en avons témoigné notre ressentiment; le peuple s'est armé, le sang a coulé, c'était celui des coupables. L'un des premiers droits de la nation est de punir les criminels; mais il est un droit plus touchant, celui de faire grâce. Représentans de la nation, nous sommes assez puissans pour exercer ses vengeances ; serions-nous impuissans pour exercer sa clémence ? › L'amnistie proposée par ces orateurs, et par ClermontTonnerre avec l'accent de la persuasion, devait trouver des appuis dans le côté droit; il resta froid et silencieux,

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