Page images
PDF
EPUB

La ville de Caen, à son tour, voit des dragons du régiment de Bourbon insulter quelques soldats du régiment d'Artois qui étaient décorés d'une médaille, récompense honorable de leur dévouement à la cause commune. Un combat s'engage. M. de Belzunce, major en second du régiment de Bourbon, est accusé d'avoir excité la querelle. Le peuple indigné court aux armes; les troupes se renferment dans leurs casernes. A l'entrée de la nuit, un piquet de grenadiers essaie de s'emparer du pont de Vacelleles. La sentinelle bourgeoise fait feu et crie : Aux armes! Le tocsin sonne, les habitans accourent, et, en un instant, plusieurs milliers de citoyens se trouvent sur le champ de bataille. Les officiers de la garde nationale et ceux du régiment, désirant prévenir le carnage, entrent en pourparlers. Belzunce proteste de son innocence, offre de se rendre à l'hôtel-deville pour se justifier. Le régiment demande des otages, on les donne. Sur cette garantie, le major se remet dans les mains du peuple; la garde nationale l'environne et le conduit à la citadelle. Le commandant de la province, d'Harcourt, envoie aux dragons l'ordre de sortir de la ville; la paix semblait rétablie. Déjà les otages de la bourgeoisie lui ont été rendus, mais à peine hors de Caen, un tumulte s'élève; le peuple, dans un moment de fureur, court à la citadelle, renverse la garde nationale, s'empare de Belzunce, et le fusille sous les yeux de la municipalité indignée.

Strasbourg, Dôle, Toul, Thionville furent aussi les théâtres d'affreux désordres, de pillages, de meurtres et d'incendies.

Il était urgent de porter un remède à de si grands maux. Target, profondément affligé, avait proposé un projet tendant à réveiller dans le cœur de tous les citoyens le courage et le dévouement nécessaires au rétablissement de l'ordre, sans lequel la'liberté elle-même pouvait périr dans les convulsions de l'anarchie. La lecture de ce projet

commença la séance de la nuit du 4 août 1789; on allait passer à la discussion de l'arrêté présenté par l'orateur, lorsque le vicomte de Noailles vint exposer qu'il fallait aller à la source du mal, et faire cesser par des bienfaits les justes plaintes d'un peuple si long-temps opprimé. La surprise de l'assemblée prit bientôt le caractère du plus vif enthousiasme, quand elle entendit les développemens de la pensée du beau-frère de Lafayette. Voici ses propositions :

10 Qu'il soit dit, avant la déclaration projetée par le comité, que les représentans de la nation ont décidé que l'impôt sera payé par tous les individus du royaume, dans la proportion de leurs revenus;

20 Que toutes les charges publiques seront à l'avenir également supportées par tous;

50 Que tous les droits féodaux seront rachetables par les communautés, en argent, ou échangés sur le prix d'une juste estimation, c'est-à-dire d'après le revenu d'une année commune, prise sur les dix années de revenu ;

40 Que les corvées seigneuriales, les main-mortes et autres servitudes personnelles seront réduites sans rachat.

Au milieu des acclamations de l'assemblée, le duc d'Aiguillon, le seigneur le plus riche en droits féodaux, monte à la tribune. Le silence se rétablit. Alors, d'une voix ferme, quoique émue, le généreux patricien vient donner l'exemple de sacrifices encore plus grands que ceux qui ont été demandés par M. de Noailles. Il propose le décret

suivant :

« L'Assemblée nationale, considérant que le premier et le plus sacré de ses devoirs est de faire céder les intérêts particuliers à l'intérêt général;

<< Que les impôts seraient beaucoup moins onéreux pour les peuples, s'ils étaient répartis également sur tous les citoyens, en raison de leurs facultés;

<< Que la justice exige que cette proportion soit observée; « Arrête que les corps, villes, communautés et individus qui ont joui jusqu'à présent de priviléges particuliers, d'exemptions personnelles, supporteront à l'avenir tous les subsides, toutes les charges publiques, sans aucune distinction, soit pour la quotité des impôts, soit pour la forme de leur perception.

« L'Assemblée nationale, considérant, en outre, que les droits féodaux et seigneuriaux sont censés une espèce de tribut onéreux, qui nuit à l'agriculture et désole les campagnes, ne pouvant se dissimuler que les droits sont une véritable propriété, et que toute propriété est inviolable;

<< Arrête que tous les droits féodaux et seigneuriaux seront à l'avenir remboursables à la volonté des redevables au denier trente, ou à tel autre qui, dans chaque province, sera jugé plus équitable par l'Assemblée nationale, d'après les tarifs qui lui seront présentés.

<<< Ordonne enfin, l'Assemblée nationale, que tous ces droits seront exactement perçus et maintenus, comme par le passé, jusqu'à leur parfait remboursement. »

Les orateurs des communes, qui se succèdent à la tribune, dévoilent hautement les souffrances et les humiliations des roturiers. Ils déroulent cette longue et lourde chaîne qui écrasait le peuple; ils peignent en traits de feu tous ces droits usurpés par des hommes coupables du crime de lèse-humanité. Mais aucun membre du clergé n'a encore parlé. L'évêque de Nancy devance plusieurs de ses collègues à la tribune.

<< Accoutumés, s'écrie-t-il, à voir de près la misère et la douleur des peuples, les membres du clergé ne forment pas de vœu plus ardent que celui de contribuer à leur soulagement; le rachat des droits féodaux était réservé à la nation qui veut la liberté... Je viens exprimer, au nom des membres du clergé, un vœu qui honore à la fois la justice, la religion et l'humanité. Je demande que, si le rachat est

accordé, il ne tourne pas au profit du seigneur ecclésiastique, mais qu'il soit fait des placemens utiles pour les bénéfices mêmes, afin que leurs administrateurs puissent répandre des aumônes plus abondantes sur l'indigence. >>>

M. de Lubersac, évêque de Chartres, succède à M. de La Fare; et dans un discours véhément il peint les malheurs du peuple; c'était renoncer aussi aux priviléges!

C'en est fait! la féodalité disparaît: ce sont les descendans des nobles eux-mêmes qui sacrifient tous les droits seigneuriaux.

Larochefoucauld - Liancourt demande l'affranchissement des serfs dans tout le royaume, l'adoucissement du sort des esclaves dans les colonies. Thibaut, curé de Souppes, offre, au nom de ses confrères, le denier de la veuve et de l'orphelin, et abandonne son casuel. Le comte de Virieu demande l'abolition du droit de colombier. << Comme Catulle, dit-il, je regrette de n'avoir à offrir en sacrifice qu'un moineau. » C'est à qui sera le plus généreux; une ivresse générale règne dans l'assemblée ; tous les membres semblent des hommes dominés d'une seule passion. On court à la tribune devenue un autel. Là, l'évêque d'Uzès, le duc de Castries, de LatourMaubourg, d'Estourmel, d'Aost, de Villequier-d'Egmont, d'Orléans, le marquis de Lameth, les évêques d'Autun, d'Auxerre, déclarent renoncer aux droits de leurs baronnies et de représentation aux Etats. Le marquis de Foucault veut l'abolition des pensions militaires. Le vicomte de Beauharnais demande l'égalité de la justice pour tous les citoyens, et leur admission à tous les emplois militaires et civils. Freteau offre le sacrifice des droits et des priviléges de la magistrature, dont il n'avait point reçu de

mandat.

Au milieu de cette émulation de généreux sacrifices, que l'on se figure l'état de l'assemblée, livrée aux inspirations du plus pur patriotisme. Tous ses membres confondus dans la salle, sans aucune distinction de parti ou de côté, se pressent les mains comme des frères. Les uns s'embrassent avec la plus tendre effusion; les autres versent des larmes de joie; ceux-ci regardent le ciel et le prennent à témoin de leur dévouement au bonheur du peuple; ceux-là se félicitent du retour de la concorde générale, qu'ils se promettent comme l'heureuse conséquence des actes de vertu et des touchans exemples de l'Assemblée nationale. On ne saurait exprimer avec la parole les différens caractères que prirent en ce moment toutes cès figures passionnées qui avaient quelque chose de plus grand que nature, comme il arrive dans les momens d'une haute inspiration. La nuit elle-même, dont vingt lustres suspendus à la voûte de la salle ne pouvaient dissiper entièrement l'obscurité, donnait à toute la scène un caractère solennel : l'enceinte nationale avait l'air d'un temple où la liberté présidait comme le génie des grands sacrifices.

Sur la fin de la délibération, M. de Liancourt fit la motion de consacrer par une médaille le souvenir de cette nuit mémorable dans les annales de l'histoire. L'archevêque, à son tour, proposa de chanter un Te Deum en action de grâce du glorieux triomphe de l'intérêt public sur les intérêts particuliers, noblement immolés au bien du peuple. Après le prélat, Lally-Tollendal, se levant, improvisa les paroles suivantes, avec l'accent d'une profonde émotion : « Je ne sais si mon cœur me trompe, mais vous m'avez enivré de joie et d'espérance... Au milieu des élans du patriotisme, ne devons-nus pas nous souvenir du roi, qui nous a convoqués après deux cents ans d'interruption, qui nous a invités à l'heureuse union des esprits et des cœurs qui se fait aujourd'hui? C'est au milieu de la nation que Louis XII fut proclamé père du peuple, c'est au milieu de l'Assemblée nationale que nous devons proclamor Louis XVI restaurateur de la liberté française. »

« PreviousContinue »