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décréter, vous vous souillez d'un acte mille fois plus criminel; et, chose inconcevable! gratuitement criminel : car, enfin, cet horrible sacrifice ferait du moins disparaître le déficit. Mais, croyez-vous, parce que vous n'avez pas payé, que vous ne devez plus rien? Croyez-vous que les milliers, que les millions d'hommes qui perdront en un instant, par l'explosion terrible ou par ses contre-coups, tout ce qui faisait la consolation de leur vie, et peut-être leur unique moyen de se sustenter, vous laisseront paisiblement jouir de votre crime? Contemplateurs stoïques des maux incalculables que cette catastrophe vomira sur la France; impassibles égoïstes, qui pensez que ces convulsions du désespoir et de la misère passeront comme tant d'autres, et d'autant plus rapidement qu'elles seront plus violentes, êtes-vous bien sûrs que tant d'hommes sans pain vous laisseront tranquillement savourer les mets dont vous n'avez voulu diminuer ni le nombre ni la délicatesse?..... Non, vous périrez; et, dans la conflagration universelle que vous ne frémissez pas d'allumer, la perte de votre honneur ne sauvera pas une seule de vos détestables jouis

sances.

« Voilà où nous marchons... J'entends parler de patriotisme, d'élans de patriotisme, d'invocations du patriotisme: ah. ne prostituez pas ces mots de patriotisme et de patrie! Il est donc bien magnanime l'effort de donner une portion de son revenu pour sauver tout ce qu'on possède! Eh! messieurs, ce n'est là que de la simple arithmétique; et celui qui hésitera ne peut désarmer l'indignation que par le mépris que doit inspirer sa stupidité. Oui, messieurs, c'est la prudence la plus ordinaire, la sagesse la plus triviale; c'est votre intérêt le plus grossier que j'invoque. Je ne vous dis pas comme autrefois : Donnerez-vous les premiers aux nations le spectacle d'un peuple assemblé pour manquer à la foi publique ? Je ne vous dis plus: Eh! quels titres avez-vous à la liberté? quels moyens vous resteront pour la maintenir, si, dès votre premier pas, vous surpassez les turpitudes des gouvernemens les plus corrompus; si le besoin de votre concours et de votre surveillance n'est pas le garant de votre constitution?.... Je vous dis : Vous serez tous entraînés dans la ruine universelle; et les premiers intéressés au sacrifice que le gouvernement vous demande, c'est vous-mêmes.

<< Votez donc ce subside extraordinaire; puisse-t-il être suffisant! Votez-le, parce que, si vous avez des doutes sur les moyens (doutes vagues et non éclaircis), vous n'en avez pas sur la nécessité et sur notre impuissance à le remplacer immédiatement du moins; votez-le, parce que les circonstances ne souffrent aucun retard, et que nous serions comptables de tout délai. Gardez-vous de demander du temps, le malheur n'en accorde jamais.... Eh! messieurs, à propos d'une ridicule motion du Palais-Royal, d'une risible insurrection qui n'eut jamais d'importance que dans les imaginations faibles ou les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés: Catilina est aux portes de Rome, et l'on délibère! Et, certes, il n'y avait autour de nous ni Catilina, ni périls, ni factions, ni Rome... mais aujourd'hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là; elle menace de consumer vous, vos propriétés, votre honneur... et vous délibérez ! »

Une conviction profonde, une haute raison, animée de la plus ferme éloquence, respirent dans cette harangue de Mirabeau; mais combien les éclairs de ses regards, ses mouvemens inattendus, l'expression de ses gestes, les accens de sa voix âpre et quelquefois déchirante, accroissaient la puissance de sa parole souveraine !

L' mpression de cette grande journée de l'orateur restera en moi jusqu'à mon dernier soupir. Jamais je n'ai entendu rien de pareil; et je puis dire, avec M. Garat, à ceux qui se prosternent encore aujourd'hui devant le dis

cours de Mirabeau : « Que serait-ce si vous eussiez vu le monstre? >>> Ce mot d'Eschine, encore épouvanté de sa défaite par Démosthène, convient parfaitement à Mirabeau, qui, seul parmi les hommes de son temps, avait en lui quelque chose de prodigieux et hors de nature. Des acclamations universelles, des applaudissemens, des cris d'admiration furent la réponse de l'assemblée au sublime orateur. Un seul député se leva et voulut prendre la parole; mais il demeura immobile et muet, comme un homme glacé d'épouvante en présence d'un danger qui prend tout à coup à ses yeux des proportions démesurées. Au moment même, l'assemblée, transportée d'enthousiasme, voulut aller aux voix, et rendit le décret suivant, après une séance de dix heures, que Mirabeau a rendue éternellement mémorable :

Vu l'urgence des circonstances, et ouï le rappel du comité des finances, l'Assemblée nationale accepte de confiance le plan de M. le premier ministre des finances.

Contraint de recevoir le secours politique qu'un ennemi lui prêtait, Necker vint, le 1er octobre, remercier l'assemblée de l'honorable confiance qu'elle lui avait témoignée, et la prier d'accepter, comme un gage de zèle et de soumission, une contribution de cent mille livres à laquelle il s'imposait lui-même. Cette offrande fut reçue comme une expression d'estime et de reconnaissance qui dut contenter le ministre; mais les développemens de son plan, présentés par lui-même dans la même séance, donnèrent lieu à des discussions assez longues, parce que la motion exigeait un sérieux examen, et que, de l'autre, Broustaret, Toulongeon, Mirabeau, M. Quinet et tout le côté gauche, voulaient que l'acceptation, par le roi, des articles constitutionnels déjà décrétés, précédât le consentement de l'assemblée à la taxe extraordinaire. Tel est l'esprit d'un décret présenté par Mirabeau et adopté par l'assemblée.

Dès que Louis XVI avait fait sa paix avec la révolution encore si facile à désarmer, la cour recommençait à ourdir des trames contre la liberté. La grande et terrible leçon du 14 juillet avait effrayé, mais non pas changé cette incorrigible cour. Un complot s'était formé dans l'ombre pour enlever Louis XVI et le conduire à Metz, ville destinée à devenir le chef-lieu d'une entreprise aussi coupable que téméraire. La position de cette ville sur l'extrême frontière, ses moyens de défense, sa nombreuse garnison justifiaient le choix des conjurés. Ils avaient résolu de dissoudre l'Assemblée nationale, de la déclarer factieuse et rebelle, comme Charles V l'avait fait jadis pour les EtatsGénéraux, et d'anéantir la constitution au risque d'allumer la guerre civile. M. de Bouillé, nommé par Louis XVI, avec des intentions au moins fort suspectes, au commandement de trois évêchés, n'était pas propre à diminuer les inquiétudes sur un pareil projet. En effet, cet officier habile, d'une audace éprouvée dans la guerre d'Amérique, capable de tout entreprendre et de tout exécuter, détestait le nouvel ordre de choses. Dès-lors, comme au moment de la fuite de Varennes, Bouillé n'avait qu'une pensée, celle d'arracher Louis XVI des mains du peuple, et d'obtenir la gloire de rétablir la monarchie; car, malgré ce que contiennent les Mémoires de ce général sur la nécessité des concessions à faire par l'autorité, il n'aurait pas voulu peut-être, et surtout il n'aurait pas pu résister au mouvement qui aurait entraîné de nouveau Louis XVI victorieux dans les voies du despotisme. Les partis mixtes sont impossibles en révolution, et n'aboutissent qu'à la ruine de ceux qui les embrassent.

Le plus pressant des intérêts, celui du salut de la cour, prescrivait aux conspirateurs le plus profond silence sur leurs menées; mais une indiscrétion inexplicable et malheureusement attachée au caractère français, surtout dans les hautes classes de la société, comme ne l'atteste que trop la guerre de la Fronde, tendait sans cesse à donner

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l'éveil au public. Indépendamment des conséquences de ce défaut, la faction du palais courait un autre danger qui se renouvelait tous les jours. La ville de Louis XIV que l'on a calomniée par ce mot célèbre : « Quand je me trouve à Versailles, il me semble toujours être à l'office d'une grande maison ; » ce Versailles, que la prévention a représenté comme une agrégation de valets, avait cédé avec enthousiasme à l'ascendant de la révolution. Les serviteurs les plus zélés du roi étaient d'excellens citoyens. Ils aimaient ce prince, et s'affligeaient de le voir chaque jour plus fortement enlacé dans les nœuds de l'étreinte aristocratique; moins bien disposés pour la reine, parce qu'elle avait affaibli leur estime et leur respect par des fautes malheureusement trop connues, ils la plaignaient pourtant avec sincérité, en même temps qu'ils étaient alarmés pour elle de la dangereuse influence d'un petit nombre de conseillers aveugles et passionnés, qui n'avaient jamais fait que mettre le trône en péril. De là naissaient des confidences sur tout ce qui se passait dans le plus secret intérieur, où les petits pénètrent quand les plus grands sont arrêtés sur le seuit. Parmi ces confidences, les unes, je le sais, furent des trahisons de la part de quelques misérables gagnés par l'appât d'un salaire; mais j'ose affirmer que d'autres hommes obéissaient aux inspirations d'un attachement sincère au roi et au régime constitutionnels. Voilà par quelle double révélation les conciliabules, les démentis donnés dans le cabinet aux démonstrations publiques, l'obsession du roi par une faction aristocratique, les dispositions hostiles de la reine toujours attribuées à de mauvais conseils, les résolutions funestes, même les rapports mystérieux avec l'étranger, parvenaient au dehors. Un petit nombre de députés influens, qui avaient encore d'autres intelligences dans le camp ennemi, recevaient en quelque sorte, heure par heure, un bulletin de la cour. Ce bulletin se répandait entre les intimos;

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