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sonne ne l'ignore, malgré l'édit royal de 1316 et la haute vérité qu'il proclamait, l'esclavage a duré en France jusqu'à la Révolution, qui fit payer aux nobles la honte de notre asservissement passé.

Nous savions cela, nous savions encore que les soldats grecs trouvés par Alexandre en servitude chez les Persés, ne voulurent pas rentrer dans leur patrie, nous savions de même que les soldats romains que Flaminius vit esclaves en Asie se montrèrent peu jaloux de recouvrer la liberté qu'il leur offrait. L'histoire s'était ainsi chargée de nous prouver ce que les lumières de la raison nous apprennent, c'est que dans l'esclavage, comme l'a dit le citoyen de Genève, on perd souvent jusqu'à la volonté d'en sortir.

Aussi avions-nous toujours pensé que le rachat forcé ne serait qu'une vaine amélioration apportée au sort des noirs.

D'ailleurs, ce qu'on leur accordait légalement, ils l'avaient de fait, à peu de chose près; leur pécule était respecté, et rarement on leur refusait la liberté quand ils avaient de quoi la

bien payer.

Cependant, il était bon que le rachat forcé fût institué. Effectivement, il change radicalement la condition de l'esclave; de chose, de meuble qu'était ce malheureux, suivant l'article 44 du Code noir, il devient une personne: transformation capitale et de la plus haute portée. Rien en réalité, beaucoup au fond, le rachat forcé, dans l'état actuel des esprits, change la face du système colonial.

Une autre raison devait encore porter les abolitionistes à désirer le droit de rachat; c'est que les colons le repoussaient avec une insistance extrême. Il y avait lieu dès lors de penser qu'il pouvait être plus utile qu'on ne le supposait; il fallait le. vouloir enfin par l'unique raison que les colous ne le voulaient pas.

L'instinct de conservation ne trompait pas entièrement les maîtres. Les noirs des Antilles sont plus moraux que les Français de 1316, plus civilisés encore que leurs amis ne le pensaient. Le nombre de ceux qui se sont présentés pour user de

la loi, quoiqu'excessivement minime, est assurément plus considérable qu'il n'était permis de l'imaginer. Et ce qu'il y a de plus extraordinaire, ce qui démontre mieux encore combien tous sont dignes de la liberté, c'est que l'existence de la loi a provoqué chez beaucoup d'entre eux une véritable révolution morale.

<< Nos frères esclaves, nous écrivait de la Martinique notre << ami M. Pory-Papy, nos frères esclaves, depuis la loi du 18 juil«<let, deviennent économes et sobres, c'est une chose presqu'im<< possible à croire, et ils sont bien plus avancés encore que << nous ne le supposions. L'argent qu'ils dépensaient autrefois << en futilités et en plaisirs, trop souvent au détriment même « de leur santé, ils le gardent aujourd'hui et le serrent avec << soin; ils accumulent sou sur sou, ils thésaurisent, afin de << pouvoir réunir une somme qui, jointe à celle accordée par << l'Etat, leur permette de racheter eux, leurs femmes ou leurs <<< enfants. >>

Un autre de nos correspondants de la Martinique nous mandait le 6 janvier dernier : « Si les chambres votaient un million pour aider au rachat des esclaves dans notre île, cette somme trouverait immédiatement son emploi. Il y a en ce moment au parquet de M. le procureur-général Devaulx plus de CINQ CENTS demandes de subventions auxquelles M. Devaulx, malgré ses honorables sentiments, ne peut satisfaire. Il faudrait que l'intercession des journaux et des députés abolitionistes déterminât M. le ministre de la marine à solliciter ce crédit pour la Martinique. » Puisse la voix de notre correspondant parvenir jusqu'aux oreilles de M. de Mackau! On ne peut guère douter, avec les dispositions de la chambre, toujours si favorable à la cause des nègres, qu'il n'obtienne un million pour cet objet. Cinq cents demandes de subvention! c'est merveilleux! Comment nier après cela que les nègres ne soient mûrs pour la liberté !

Aidons au plus vite ceux que le hasard de la bonne fortune peut servir, mais ne voyons toujours, dans le rachat par pécule, qu'un fait accidentel, exceptionnel; c'est l'abolition com

plète, générale, prompte, qu'il faut; car, on ne doit pas l'oublier, beaucoup de noirs sont absolument hors d'état de se procurer, même avec de la bonne volonté et tout le courage imaginable, la moindre parcelle de pécule.

La loi qui force un esclave à se racheter lui-même de ses propres deniers sera toujours profondément immorale; mais cette réserve faite, on ne la regrettera pas, puisqu'elle met davantage en relief la moralité des nègres, et l'on sera doublement fâché qu'elle serve, par ses dispositions, les désirs de résistance des maîtres.

§ 2.

Mauvaise composition des commissions de rachat.

Le législateur a toujours compris que le rachat par le pécule trouverait le maître rebelle et ne s'opérerait que malgré lui, c'est pour cela qu'il a donné à ce mode de rédemption le nom de rachat forcé. Aussi, prévoyant bien que de pareils traités pourraient rarement se conclure de gré à gré, la loi du 18 juillet dit-elle : « Si le prix de rachat n'est pas convenu amia«blement entre le maître et l'esclave, il sera fixé pour chaque << fois par une commission composée du président de la Cour << royale, d'un conseiller de la même Cour et d'un membre du << conseil colonial. >>

Rien de plus équitable en apparence que cette disposition; les maîtres sont représentés par un des leurs, la justice est représentée par deux hommes de la loi. Mais malheureusement, aux colonies, presque tous les hommes de la loi sont propriétaires d'esclaves. Bornons-nous, à cet égard, à donner le curieux tableau statistique de la Cour royale de Cayenne :

MM. Barradat, conseiller président, 200 esclaves.

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Ajoutons à ceci que le procureur-général de la Guyane, M. Vidal de Lingende, qui du reste, par son attachement à ses devoirs, fait exception avec les autres, est aussi propriétaire de deux cents nègres. Il résulte de là que dans cette colonie où il y a 16,500 esclaves, la haute magistrature en possède à elle seule 1,030!

D'un autre côté, les quatre présidents des Cours royales des colonies sont également tous propriétaires d'esclaves ou liés par leurs familles, ou leur naissance, à la propriété servile.

A la Guyane, M. Barrada, associé d'une habitation où il y a deux cents esclaves.

A la Guadeloupe, M. Beausire, créole de la Martinique, l'un des juges qui acquittèrent le géreur Bruno.

A la Martinique, M. Morel, riche habitant sucrier par sa femme.

A Bourbon, M. Monginot, devenu créole par vingt ans de séjour dans l'île

Que si l'on joint ces quatre messieurs aux quatre délégués des conseils coloniaux, on trouvera déjà dans le sein de la commission de rachat une majorité permanente et assurée de maîtres. C'était bien quelque chose; on ne s'en est pas contenté; on a voulu avoir l'unanimité, et les Cours royales, où domine l'élément créole, ont nommé des membres tout dévoués à l'esclavage

Nous sommes en mesure de donner les noms des commissaires de nos deux principales colonies:

A la Guadeloupe, MM. Beausire.

Restelhueber, marié à une créole.
Bonnet, habitant.

A la Martinique, MM. Morel.

Auber Armand, connu par des brochures anti-abolitionistes.

Delhorme, grand planteur qui donna une fête pour célébrer l'acquittement de son géreur Bruno.

Que devient la justice, lorsque le taux de la rançon est ainsi fixé en dernier ressort par ceux-là mêmes qui la perçoivent? Comment les ennemis déclarés de la liberté ne rendraient-ils pas illusoire la loi de liberté quand on leur donne la charge de l'appliquer?

C'est là une telle énormité que nous avons entendu un colon dire « Si j'étais nommé de cette commission, je me récuse<< rais, car mon devoir y serait en opposition trop directe avec «<mes intérêts pour que je ne pusse pas craindre d'être par«<tial, même à mon insu. »

On s'expliquera mieux ce sentiment d'un homme intègre et ce que nous dirons dans toute cette discussion, en ne perdant point de vue, en se rappelant bien que les créoles ont une antipathie passionnée contre le rachat forcé, qu'ils le regardent non seulement comme une profonde atteinte à leurs droits, comme une violation flagrante de leurs priviléges, mais encore comme un moyen de jeter une perturbation mortelle dans leurs ateliers. Faisons remarquer en outre que la disposition très légitime qui permet au créancier de saisir le prix de l'esclave est un motif de plus pour que les habitants apportent tous les obstacles possibles à la libération; car il n'en est presque aucun qui n'ait beaucoup de créanciers.

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