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poche, et qui tous deux furent reconnus pour lui appartenir, fortifient le soupçon du suicide. Cependant, durant les trois jours qu'il vécut encore, il assura constamment qu'il avait été assassiné, que ses affaires étaient en bon état, et que personne ne perdrait rien, si l'on voulait s'entendre. Il témoignait le plus grand désir d'être transféré à sa maison de Paris, et recommandait particulièrement un portefeuille rouge, comme renfermant la sûreté de ses créanciers. La disparition de ce portefeuille, jointe aux diverses circonstances de sa mort, donna naissance à d'affreux soupçons, à une banqueroute de 53 millions, à des calamités d'autant plus déplorables, que 1,500 familles s'y trouvèrent englouties, et que ses malheureux prêteurs étaient absolument étrangers au secret (1) de ses opérations. Ainsi finit par un funeste désastre cette association de brigands, dont l'existence provoquait depuis 60 ans la vengeance céleste.

<< On tenta néanmoins encore, et même avec quelque succès, de faire sortir des grains hors du royaume. Mais cette exportation fut bientôt arrêtée par le rétablissement des barrières sur les frontières, et par cette chaîne de gardes que le peuple avait eu l'imprudence de rompre dans les premiers moments d'effervescence. Les moteurs des troubles et des désordres sentirent la nécessité de changer alors de batterie, et employèrent tous leurs efforts à répandre de vaines terreurs, à égarer dans son cours une circulation qu'ils ne pouvaient empêcher, à altérer les denrées, à acheter à grand prix l'inaction des hommes chargés de les préparer ; et telle fut leur habileté dans ces cruelles manœuvres, qu'ils réussirent à occasionner une disette réelle au sein de l'abondance, et à faire apparaître le fantôme épouvantable de la famine aux yeux des malheureux Parisiens, que l'activité du comité des subsistances avait arrachés à sa fureur.» (Moniteur.)

La narration que nous avons empruntée au Moniteur suffit pour mettre hors de doute le fait des accaparements. Cependant elle est loin de contenir toutes les preuves possédées sur cette question. Pour compléter ce grave récit, il faudrait donner connaissance des dénonciations faites aux comités des recherches et des subsistances de l'assemblée nationale; il faudrait entrer, ainsi que ces comités purent le faire plusieurs fois, dans le secret des odieuses spéculations qui duraient encore. Mais là tout était verbal, ou s'il y a

(1) Ce secret lui paraissait d'une telle importance, qu'il ne permettait même pas qu'on cherchât à le pénétrer, et remboursait sur-le-champ ceux qui lui mortraient quelque envie de connaître le genre de ses placements. (Note du Mon.)

eu quelque chose d'écrit, rien n'en a été publié. Nous possédons cependant quelques brochures qui nous mettent à même, non de connaître, mais de pénétrer en partie le sens de quelques-unes des dénonciations. Le baronnet Rutledge, l'auteur du premier mémoire des boulangers contre les monopoleurs de Corbeil, s'adressa deux fois à l'assemblée nationale. La première, il trouva le comité des subsistances présidé par M. Necker; la seconde, il n'eut affaire qu'à des membres pris séparément. Les différents écrits publiés par ce représentant des boulangers de Paris, les pièces du procès qu'il subit plus tard, les mémoires des sieurs Leleu, insignes meuniers de Corbeil, ainsi que les appelle Desmoulins, les répliques enfin peuvent nous aider à soulever quelque coin du voile qui, sans doute, couvrira toujours cette odieuse histoire.

Rutledge insista pour que l'on mît les boulangers en état de s'approvisionner eux-mêmes, et pour qu'à cet effet on leur fournit un crédit. En effet, ils étaient intéressés plus que personne, par la terreur que leur inspirait la colère aveugle que la faim donnait au peuple, à tenir le pain abondant et à bon marché. Il demandait de plus qu'on supprimât les compagnies dont on s'était servi jusqu'à ce jour, et qui toutes, plus ou moins, exerçaient le monopole. La possession de grands capitaux les mettait à même d'écarter toute concurrence; elles n'étaient point en contact immédiat avec la faim, et ne la redoutaient pas. Enfin, elles couvraient leurs accaparements ainsi que leurs emmagasinements du prétexte de la fonction d'approvisionnement dont elles étaient chargées. Rutledge citait un arrêt du conseil, sans date, dont la compagnie de Corbeil se servait pour forcer la vente sur les marchés. Cet arrêt fut avoué par les sieurs Leleu. Il citait enfin l'accusation unanime de tous les boulangers, de laquelle il résultait qu'en se présentant sur les marchés de grains, ils avaient partout trouvé cette société, et que partout ils avaient été repoussés par ses agents.

<< C'est un fait notoire, disaient les boulangers de Paris, dans un mémoire adressé au comité des subsistances; c'est un fait notoire, qu'à l'époque de l'augmentation du prix des grains, la compagnie Leleu avait ses greniers vides: cependant 900,000 liv. lui étaient soldées par le gouvernement pour qu'elle eût toujours un approvisionnement... Il est notoire encore que les blés exportés du royaume par cette compagnie y ont été réimportés par elle, après la prime reçue... ; les blés sortis d'abord et importés ensuite ont été reconnus pour être spécifiquement les mêmes que cette compagnie avait achetés dans telle ou telle province. . Jusqu'aux sacs ont été reconnus. >>

Voici d'autres faits: il fut constaté que les sieurs Leleu cachaient les grains qu'ils faisaient exporter, dans des tonneaux fabriqués tout exprès, au nombre de plusieurs milliers; si quelquefois les sacs marqués de leurs chiffres revenaient tels qu'ils étaient partis, après avoir reçu la prime, d'autres fois aussi ces sacs partaient pleins et revenaient vides.

Il ne sera pas inutile de raconter comment procédaient les agents des compagnies.

<< Il vint à Soissons, dit une lettre citée par Desmoulins, un sieur de Bussy, qui se dit chargé par M. Necker de faire des achats de blé pour l'approvisionnement de votre capitale; il était porteur, assurait-on, d'une commission non signée de ce ministre, et comme notre municipalité était assemblée, il ne put se dispenser de s'y présenter. Lorsque les habitants eurent su l'arrivée de cet accapareur, il fut question de l'accrocher à notre lanterne, et il était réverbérisé sans faute s'il n'eût pris la fuite. Il ne lui fut pas fait une meilleure réception... à Beaulieu....., à Vély... etc. Maintenant, il faut vous dire pourquoi ce sieur de Bussy est si détesté dans nos cantons c'est que dans le courant des mois de mai et juin derniers (citoyens, s'écrie Desmoulins, l'époque est bien remarquable), il vint également accaparer toujours pour l'approvisionnement de Paris; comme nous aimions déjà beaucoup la bonne ville de Paris, on le laissa accaparer, et si bien accaparer qu'il balaya toutes nos halles, et on fut obligé de manger du seigle. - Depuis, nous avons su que ces blés soi-disant achetés pour Paris, en avaient été détournés; que d'abord on les expédiait à Compiègne, de là à Conflans-Saint- Honorine, où ils descendirent dans des bateaux à Rouen. Nous ignorons ce qu'ils sont devenus au delà..... » Ce chevalier de Bussy tenait en société les magasins dits de Beaulieu et de l'Enfant-Jésus. « Les frères Leleu, ajoute Desmoulins, n'exigeront pas sans doute qu'on nomme un plus grand nombre de personnes, pour prouver l'existence de la compagnie de Corbeil. (Comité des recherches. Réplique aux deux mémoires des sieurs Leleu, en présence de M. Necker, par Desmoulins, avocat.)

Les hommes faits aux pratiques de l'industrie usuraire partaient de ces faits, et d'un grand nombre d'autres que l'espace ne nous permet pas de citer, pour porter leurs accusations jusque sur les hommes placés le plus haut dans l'administration. C'était ainsi, disait-on, que se formait l'approvisionnement de grains que l'on di– sait venir d'Amérique et que l'on achetait à un prix exagéré. Le comité de subsistances de Paris n'était pas même entièrement à l'abri des soupçons. On n'avait pas une égale confiance dans tous

ses membres, et l'on se défiait de la plupart de ses agents habituels. Nous savons en effet aujourd'hui que beaucoup de ceux qui se sont mêlés du trafic des subsistances ont à cette époque, suivant l'expression vulgaire, commencé ou fait leur fortune. Si nous citions les noms qui nous passent sous les yeux, si nous faisions un libelle, nos lecteurs ne conserveraient pas le moindre doute sur ce fait. Il serait à désirer qu'un économiste fit, dans l'intérêt des gouvernants comme des gouvernés, un travail spécial sur la grande expérience de cette année 1789.

Comment n'aurait-on pas porté des regards de défiance jusque sur les administrateurs des subsistances à Paris, lorsque l'on voit dans les mémoires de Bailly que, croyant prudent d'assurer un secours, il proposa au comité de l'autoriser à faire un achat considérable, c'est-à-dire, de cent mille setiers à Hambourg? L'intermédiaire devait être un banquier. L'autorisation fut en effet donnée et signée de tous les membres, « parce que, dit Bailly, il s'agissait d'une affaire de cinq millions, sur laquelle il y avait à perdre deux millions, et que nous ne jugions pas à propos d'en parler à l'assemblée.

« Pour faire voir, dit-il (22 septembre), combien on abusait de notre nom, je rapporterai un fait Il y avait un sieur Gallet, un brouillon que l'on employait parce qu'on le craignait; on cherchait tout doucement à s'en défaire. Il vint nous proposer du grain à 24 livres dans le temps qu'il en valait 33. Nous refusâmes; nous lui donnâmes seulement une déclaration constatant qu'il achetait pour l'approvisionnement de Paris, mais à son compte. Que fit-il? il usa de ce titre pour acheter et revendre à d'autres qu'aux boulangers de Paris, et on nous assura qu'il avait forcé de lui donner à 24 livres le blé qu'il revendait 30. On voit à quels soupçons il pouvait nous exposer. » Ce brouillon fut arrêté, puis remis peu de temps après en liberté sans être jugé. C'est après cet aveu, qui termine notre citation, que Bailly raconte qu'on arrêta une brochure des boulangers de Paris, qui attaquait le comité des subsistances, et qu'on mit l'auteur en prison.

« Quoi ! s'écrie Desmoulins après avoir remué toutes ces intrigues, quoi! en vain le ciel aura versé ses bénédictions sur nos fertiles contrées! quoi! lorsqu'une seule récolte suffit à nourrir la France pendant trois ans, en vain l'abondance de six moissons consécutives aura écarté la faim de la chaumière du pauvre; il y aura des hommes qui se feront un trafic d'imiter la colère céleste! nous retrouverons au milieu de nous, et dans un de nos semblables, une famine et un fléau vivant. Pour avoir de l'or, des hommes ont

infecté d'un mélange homicide la denrée nourricière de leurs frères... Ils ont dit : Que m'importent les souffrances, la douleur et le gémissement du pauvre, pourvu que j'aie de l'or; que m'importe que les hôpitaux se remplissent de scorbutiques, pourvu que j'aie de l'or; que m'importe qu'au milieu de ses enfants, une mère se désespère de ne pouvoir leur donner du pain, pourvu que moi j'aie de l'or... Egoistes exécrables! et pourquoi cet or? C'est pour couvrir de mets délicats votre table et celle du vice et de la débauche, que cent mille familles ont manqué de pain. Il fallait donner des illuminations, des fêtes splendides; il vous fallait habiter les spectacles et nourrir tous les jours vos oreilles de sons délicieux; voilà pourquoi les hôpitaux retentissent des gémissements de ceux que vous avez empoisonnés. Insensibles à l'indignation publique, insensibles à l'horreur qu'inspire votre nom, vous avez été payer des prostituées, et vous avez tout oublié sur leur sein. Comment le remords, comment le cri de tout un peuple ne vous y a-t-il pas poursuivis? »

CHAP. II.

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La municipalité de Versailles demande des troupes. Agitation que cette nouvelle cause à Paris. - Arrivée du régiment de Flandre. Rassemblements au Palais-Royal. -La garde nationale les disperse. - Projets attribués à la cour. Lettre de M. d'Estaing à la reine. Assemblée nationale.

Une nouvelle agression devait hâter les événements que la défiance et la famine rendaient inévitables. On a lu (p. 62) une lettre de Lafayette à M. de Saint-Priest annonçant une tentative avortée des gardes françaises sur Versailles. Cette lettre servit de prétexte à la cour et à la municipalité de Versailles, dévouée à l'ancien régime, pour provoquer une nouvelle réunion de troupes dans la ville où l'assemblée tenait ses séances.

SÉANCE DU LUNDI 21 SEPTEMBRE. - On fait lecture d'un réquisitoire de l'état-major de la milice de Versailles qui, sur des nouvelles plus alarmantes les unes que les autres, demande un secours de mille hommes de troupes réglées. A ce réquisitoire est jointe une délibération de la municipalité sur cet objet.

M. le comte de Mirabeau. Certainement, lorsque des circonstances urgentes exigent du pouvoir exécutif des précautions, il est du devoir de ce pouvoir de demander des troupes ; il est aussi de son devoir de communiquer les motifs de sa demande au pouvoir législatif; mais une municipalité quelconque, et sur des motifs quelconques nullement communiqués, ne peut appeler un corps de troupes réglées dans le lieu où réside le pouvoir législatif.

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