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souveraines, et ces légions d'esclaves de tous les ordres, également ligués contre le monarque, qu'ils flattent et qu'ils volent, et contre le peuple, qu'ils avilissent et qu'ils oppriment.

«La ville de Metz fut choisie pour le chef-lieu de l'entreprise et le centre des opérations. Sa nombreuse garnison, l'avantage de sa position sur les frontières et ses imprenables remparts, le courage chevaleresque de son commandant et son attachement aux anciens principes, tout déterminait en sa faveur la préférence des conjurés. Une échelle de troupe fut disposée sur la route, ou très à portée, et des enrôlements secrets dans Paris et les provinces augmentaient tous les jours les forces et l'audace de la ligue antipatriotique.

<«<Le 14 septembre, M. d'Estaing écrivait ce qui suit à la reine.

Brouillon de lettre de M. d'Estaing à la reine (1).

« Mon devoir et ma fidélité l'exigent..... Il faut que je mette aux pieds de la reine le compte du voyage que j'ai fait à Paris. On me loue de bien dormir la veille d'un assaut ou d'un combat naval. J'ose assurer que je ne suis pas timide en affaires. Élevé auprès de M. le dauphin, qui me distinguait, accoutumé à dire la vérité à Versailles dès mon enfance, soldat et marin, instruit des formes, je les respecte sans qu'elles puissent altérer ma franchise ni ma fermeté..... Eh bien! il faut que je l'avoue à Votre Majesté, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit.

« On m'a dit dans la société, dans la bonne compagnie; et que serait-ce, juste ciel! si cela se répandait dans le peuple? on m'a répété que l'on prend des signatures dans le clergé et dans la noblesse. Les uns prétendent que c'est d'accord avec le roi, d'autres croient que c'est à son insu. On assure qu'il y a un plan de formé; que c'est par la Champagne ou par Verdun que le roi se retirera ou sera enlevé; qu'il ira à Metz. M. de Bouillé est nommé. Et par qui? par M. de Lafayette, qui me l'a dit tout bas à table chez M. Jauge. J'ai frémi qu'un seul domestique ne l'entendit. Je lui ai observé qu'un mot de sa bouche pouvait devenir un signal de mort. Il est froidement positif, M. de Lafayette... Il m'a répondu qu'à Metz, comme ailleurs, les patriotes étaient les maîtres, et qu'il valait mieux qu'un seul homme mourût pour le salut de tous. M. de Breteuil, qui tarde à s'éloigner, conduit le projet. On accapare l'argent, et l'on promet de fournir un million et demi par

(1) Cette pièce fut trouvée, peu de temps après les journées d'octobre, dans les papiers de M. d'Estaing. Nous ferons connaître bientôt les sources où le Moniteur a puisé ses récits.

mois. M. le comte de Mercy est malheureusement cité comme agissant de concert.

<«< Voilà les propos. S'ils se répandaient dans le peuple, leurs effets sont incalculables. Cela se dit encore tout bas. Les bons esprits m'ont paru épouvantés des suites; le seul doute de la réalité peut en produire de terribles. Je suis allé chez M. l'ambassadeur d'Espagne, et c'est là, je ne le cache point à la reine, où mon effroi a redoublé. M. de Fernand-Nunès a causé avec moi de ces faux bruits, de l'horreur qu'il y avait à supposer un plan impossible, qui entraînerait la plus désastreuse et la plus humiliante des guerres civiles, qui occasionnerait la séparation ou la perte totale de la monarchie, devenue la proie de la rage intérieure, de l'ambition étrangère, qui ferait le malheur irréparable des personnes les plus chères à la France.

« Après avoir parlé de la cour, errante, poursuivie, trompée par ceux qui ne l'ont pas soutenue lorsqu'ils le pouvaient, et qui voudraient encore, qui veulent actuellement l'entraîner dans leur chute par là, et m'être affligé d'une banqueroute générale, devenue dès lors indispensable et de toute épouvantable (1), je me suis écrié que du moins il n'y aurait d'autre mal que celui que produirait cette fausse nouvelle, si elle se répandait, parce qu'elle était une idée sans aucun fondement. M. l'ambassadeur d'Espagne a baissé les yeux à cette dernière phrase. Je suis devenu pressant, et il est enfin convenu que quelqu'un de considérable et de croyable lui avait appris qu'on lui avait proposé de signer une association. Il n'a jamais voulu me le nommer. Mais soit par inattention, soit pour le bien de la chose, il n'a point heureusement exigé une parole qu'il m'aurait fallu tenir.

<« Je n'ai pas promis de ne dire à personne ce fait; il m'inspire une grande terreur que je n'ai jamais connue : ce n'est pas pour moi que je l'éprouve. Je supplie la reine de calculer dans sa sagesse tout ce qui pourrait arriver d'une fausse démarche la première coûte assez cher. J'ai vu le bon cœur de Sa Majesté donner des larmes au sort des victimes immolées. Actuellement, ce serait des flots d'un sang versé inutilement qu'on aurait à regretter. Une simple indécision peut être sans remède. Ce n'est qu'en allant audevant du torrent, ce n'est qu'en le caressant, qu'on peut parvenir à le diriger en partie.

« Rien n'est perdu. La reine peut reconquérir au roi son

(1) Il y a ici quelque chose d'omis, mais on doit se rappeler que ce n'est qu'un brouillon de lettre. (Note du Mon.)

royaume; la nature lui en a prodigué les moyens : ils sont seuls possibles. Elle peut imiter son auguste mère : sinon je me tais. Le trouble d'hier au soir n'était rien. Il paraît que le boulanger nommé Augustin, demeurant rue Sainte-Famille, a voulu vendre un pain 4 sous plus cher. Il a vu le réverbère descendu, la corde prête; ses pauvres meubles ont été brûlés: il sera jugé ; et ceux qui al laient faire justice eux-mêmes le seront aussi.

« Je supplie la reine de m'accorder une audience pour un des jours de cette semaine. >>

« Quel effet produisit cette conférence sur les dispositions de la princesse et du commandant de la garde nationale de Versailles, quel en fut le résultat? Un champ vaste pourrait s'ouvrir ici aux conjectures. Mais le respect dû à la vérité et le puissant intérêt de la patrie nous défendent de percer le nuage mystérieux dont le trône parut s'envelopper à cette époque. »

L'article du Moniteur nous apprend ensuite que ce fut après cette visite que M. d'Estaing alla obtenir de la municipalité de Versailles la demande du régiment de Flandre. Il nous apprend que la garde na tionale vit cet appel avec peine; que sur quarante-deux compagnies consultées, vingt-huit témoignèrent leur mécontentement, etc. Cependant, le 23, un détachement du corps alla, avec les membres du corps municipal, au-devant du régiment, qui entra traînant après lui deux pièces de canon et d'abondantes munitions de guerre.

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ASSEMBLÉE NATIONALE. Le 29 septembre, l'assemblée entendit le rapport de Thouret sur l'organisation départementale. Les séances, jusqu'au commencement d'octobre, furent remplies par des discussions sur la constitution et les finances que nous analyserons plus tard.

La séance du 30, où l'on discuta deux articles constitutionnels relatifs au pouvoir exécutif, offrit un incident remarquable : Mirabeau vint demander qu'on ajournât ces questions de peur d'affaiblir encore les ressorts de la monarchie, déjà si languissante, et d'agrandir une liberté déjà voisine de l'anarchie.

CHAP. III. - Versailles et Paris du 1er au 5 octobre. Repas des gardes du corps. - Ordonnance sur les grains. Les dames de la reine distribuent des cocardes. Second repas des gardes du corps. Vive agitation à Paris." Séance de la commune.

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Dans la séance du 1er octobre, Necker présenta un projet de Jécret relatif aux finances. Il demandait entre autres l'établisse

ment d'une contribution patriotique du quart du revenu. Mirabeau proposa de voter le décret aussitôt, mais de présenter en même temps à la sanction royale la déclaration des droits et les articles constitutionnels votés dans les séances précédentes. La dernière partie de la motion seulement fut admise, et l'assemblée ordonna que le président se retirerait par devers le roi pour lui demander la sanction de la déclaration des droits et de la constitution.

Versailles, 1er octobre. - Depuis l'arrivée du régiment de Flandre, on remarquait dans les salles du château et dans les lieux publics une affluence extraordinaire et croissante d'officiers de tout grade. Jamais on n'avait vu tant d'uniformes et tant de croix de Saint-Louis. On disait que les congés de semestre avaient été multipliés dans l'intention de former un corps de volontaires royaux à Versailles; et en effet, l'on comptait dans cette ville mille à douze cents officiers de divers régiments.

En même temps, le nombre des gardes du corps se trouva doublé par une mesure non moins extraordinaire. Les compagnies dont le trimestre finissait vers le mois de septembre, au lieu d'être envoyées en congé selon l'usage, furent retenues avec celles qui devaient les relever. Il était tout simple que ce mouvement dans le service devint l'occasion d'une fête de caserne, et que les nouveaux arrivés choisissent le jour de leur première garde pour payer en quelque sorte leur bien venue, et pour fraterniser avec la garnison. C'était un usage assez général dans l'armée; mais on remarquait que nulle part, et surtout à Versailles, les gardes du corps ne l'avaient suivi; en outre, les frais du repas étaient payés par les commandants des compagnies; les nouveaux venus étaient pleins de ferveur royaliste, tout échauffés des bavardages et des préjugés de leur famille; enfin on leur accorda, pour leur réunion projetée, l'usage de la salle de spectacle du château, qui, jusqu'à ce jour, n'avait servi que pour les fètes données par le roi. Les gens attentifs en conclurent donc que ce banquet avait un but plus sérieux que la nature de la fête ne semblait l'indiquer.

Les gardes du corps invitèrent les officiers du régiment de Flandre, ceux des dragons de Montmorency, ceux des gardes suisses, des cent-suisses, de la prévôté, de la maréchaussée, l'état-major et quelques officiers choisis de la garde nationale de Versailles.

Afin de bien connaître la physionomie de ce repas, il faut savoir que tous ces officiers portaient la cocarde nationale. Les gardes du corps, au contraire, n'avaient jamais quitté l'usage de la cocarde blanche, et ils n'avaient pas non plus prêté le serment civique.

Ainsi, il suffisait d'ouvrir les yeux pour voir qu'il s'agissait d'une alliance entre deux partis contraires, au moins en apparence.

Le rendez-vous était au salon d'Hercule, d'où l'on passa à la salle de l'Opéra, où était servi ce magnifique repas. La musique des gardes du corps et du régiment de Flandre embellissait la fête. Au second service on porta quatre santés, celles du roi, de la reine, de M. le dauphin et de la famille royale. La santé de la nation fut proposée, omise à dessein selon les uns, expressément rejetée par les gardes du corps qui étaient présents, selon un grand nombre de témoins.

<«< Une dame du palais accourt chez la reine, lui vante la gaieté de la fête, et demande d'abord que l'on y envoie M. le dauphin, que ce spectacle ne pouvait manquer de divertir. La princesse paraissait triste; on la presse de s'y rendre pour se dissiper : elle semblait hésiter. Le roi arrive de la chasse; la reine lui propose de l'accompagner, et on les entraîne l'un et l'autre, avec l'héritier de la couronne, dans la salle du festin. Elle était pleine de soldats de tous les corps, car on y avait fait passer, à l'entremets, et les grenadiers de Flandre et les Suisses, et les chasseurs des Évêchés.

« La cour arrive: la reine s'avance jusqu'au bord du parquet, tenant par la main M. le dauphin. Cette visite inattendue fait pousser des cris d'allégresse et de joie. La princesse prend alors le dauphin dans ses bras, et fait le tour de la table au milieu des applaudissements les plus vifs et des acclamations les plus bruyantes. Les gardes du corps, les grenadiers, tous les soldats, l'épée nue à la main, portent les santés du roi, de la reine et du dauphin. La cour les accepte et se retire.

<< Bientôt la fête, qui jusque-là n'avait été animée que par une gaieté un peu libre, il est vrai, mais encore décente, se change en une orgie complète. Les vins, prodigués avec une munificence vraiinent royale, échauffent toutes les têtes; la musique exécute divers morceaux propres à exalter davantage les esprits, tels que : O Richard, ô mon roi, l'univers t'abandonne ! dont la perfide allusion ne pouvait manquer en ce moment son application, et la marche des Houlans.

« On sonne la charge: les convives chancelants escaladent les loges, et donnent à la fois un spectacle dégoûtant et horrible. On se permet les propos les plus indécents. La cocarde nationale est proscrite on offre la cocarde blanche, plusieurs capitaines de la garde nationale de Versailles ont la faiblesse de l'accepter. »

L'orgie ne se tint pas enfermée dans la salle du banquet; elle en sortit, et vint s'étaler en public dans la cour de Marbre. Soldats et

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