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du mont Valérien, qui ne laissera passer la Seine à personne, le pont de Saint-Cloud une fois détruit, et je crois qu'il l'est aujourd'hui.

LETTRE VI

Lundi 26 septembre 1870.

Cher Monsieur,

Je vous écris ces quelques mots à tout hasard. Un ballon les emportera quelque part, et de là ils vous seront peut-être adressés. Le siège est commencé; nous sommes enveloppés par une canonnade incessante, en attendant l'assaut des remparts, qui aura lieu demain ou après-demain du côté du Point-du-Jour probablement, si nos avant-postes sont rejetés dans la ville. L'ennemi nous domine des hauteurs de Saint-Cloud et de Meudon. Tout le monde ici est résolu. S'ils entrent, ce sera en marchant sur les cadavres de cinq cent mille gardes nationaux, soldats et mobiles. Que la province se lève et vienne à notre aide, et pas un de ces barbares ne repassera le Rhin. Mais la France se lève-t-elle?

Je suis écrasé de fatigue. De garde tous les deux jours et nuits sur les remparts, sans abri. Quelle histoire! Quelle épouvantable fin de cet Empire maudit!

LETTRE VII

Dimanche 2 octobre 1870.

Cher Monsieur,

Au milieu de toutes mes misères matérielles, je suis accablé par une nouvelle calamité morale. Mon nom a paru dans les listes des Papiers Impériaux. Vous saviez qu'une allocation mensuelle

de 300 francs m'avait été offerte dans le temps pour m'aider à faire mes traductions grecques. Une nécessité sans réplique m'avait contraint de l'accepter, car la pension de Bourbon me manquant et me trouvant chargé de ma mère, qui manquait de tout, je devais choisir entre la vie et la mort des miens. Je me suis sacrifié et m'en voici récompensé par les insultes des journaux. Je vous jure que si les Prussiens pouvaient me tuer, ils me rendraient un suprême service. Je suis si profondément malheureux que je me demande si je ne ferais pas mieux de me brûler la cervelle. Après avoir vécu pauvre, dans la retraite et dans le travail, voici que je n'en recueille que des outrages pour toute récompense. Tout cela est affreux et me jette dans le désespoir.

L'investissement continue; nous nous attendons toujours à un assaut. Que l'ennemi se hâte donc, car on commence à ne plus pouvoir se procurer de viande ni de légumes. Dans un mois ce sera la famine.

Je suis de garde aux remparts demain au Point-du-Jour. C'est là qu'on attend l'assaut. Puissé-je y rester!

LETTRE VIII

Paris, 8 octobre 1870.

Cher Monsieur,

Nous sommes toujours investis, mais l'ennemi n'a encore rien tenté de sérieux contre les remparts, ni mème contre les forts. Jusqu'ici nos régiments de marche et quelques bataillons de mobiles ont seuls pris l'offensive. Les engagements ont eu des résultats relativement importants en ce sens que beaucoup de batteries prussiennes, démontées aussitôt qu'établies, sont restées inutiles. Le tir des marins qui forment la garnison des forts est d'une telle justesse que l'ennemi ne peut construire aucun ouvrage à portée de nos canons sans être écrasé ou dispersé. On parle toujours d'un assaut du côté de la Seine entre Saint-Cloud, le Pointdu-Jour et Billancourt, mais plus nous allons, et plus je doute qu'il soit possible aux Prussiens de faire 500 mètres de chemin à

découvert sans être exterminés. Aussi ne serais-je nullement surpris de les voir construire à quelque distance des camps retranchés très étendus autour de Paris et reliés par des corps de troupes mobiles, dans le double but de se mettre à l'abri, d'une part, de nos sorties, et, d'autre part, de nous réduire par la famine. Ceci arriverait inévitablement si nous devions rester un mois encore sans renouveler nos approvisionnements. Nous sommes ici près de deux millions à nourrir, car il est entré à Paris plus de monde qu'il n'en est sorti. On consomme environ 500 bœufs par jour, juste la moitié moins qu'en temps ordinaire, et cela suffit si peu qu'il y a deux jours, pour notre part, que nous n'en avons mangé. On fait queue à la porte des boucheries depuis cinq heures du matin jusqu'à quatre heures du soir pour n'aboutir qu'à être renvoyé le lendemain. Plus de beurre ni de légumes, et les marchands de comestibles vendent leurs dernières conserves à des prix inabordables. Nous sommes très malheureux. En somme, c'est l'histoire ordinaire de cette stupide et épouvantable chose qu'on nomme la guerre. Que devient la France? Pourquoi nous abandonne-t-elle ainsi? C'est à n'y plus rien comprendre.

Les nuits que j'ai passées en plein air sans me coucher une minute m'ont rendu malade, je souffre de partout et j'ai bien changé depuis quinze jours.

LETTRE IX

Paris, 19 octobre 1870.

Cher Monsieur,

Nous ne tarderons pas à souffrir cruellement du manque de provisions. La plupart des boucheries municipales fonctionnent très mal. Il y a absence absolue d'organisation générale. Tel arrondissement va le mieux du monde, et tel autre est abandonné à l'anarchie la plus absurde, le nôtre surtout. Comment ferons-nous dans quinze jours quand il ne nous restera plus ni bœufs ni moutons? Je n'en sais rien. En attendant, l'ennemi s'installe tranquillement hors de la portée des forts; il creuse des tranchées, cons

truit des camps et des redoutes et se prépare des abris pour l'hiver, ce qui ne permet pas d'espérer qu'il songe à lever le siège, comme beaucoup de Parisiens se l'imaginent trop volontiers. Il est absolument faux d'ailleurs que les Prussiens n'aient ni vivres ni abri dès aujourd'hui. Ils occupent très paisiblement les villages, fermes, maisons, villas et châteaux qui abondent autour de Paris, et il leur est facile de construire autant de couverts qu'ils en veulent. Quant aux vivres, toutes les voies leur sont ouvertes pour s'en procurer, et je ne serais pas étonné que certains départements du sud et de l'ouest ne fussent déjà dévastés par leurs éclaireurs. Nous avons déjà eu ici des tentatives d'émeutes destinées, si elles avaient réussi, à mettre la lie et l'écume de Paris à la place du gouvernement actuel. L'impéritie de celui-ci est extrême, il est vrai; rien n'est fait de ce qui devrait se faire; on ne forge ni canons, ni fusils, quoique la matière et les ouvriers abondent. Les opérations militaires sont mal menées, et nous consumons un temps précieux dans l'inaction. Mais, d'un autre côté, laisser renverser un gouvernement par la canaille parisienne mille fois plus idiote encore ne remédierait à rien et perdrait tout. Voilà la situation, et elle est désespérante. Nous n'avons d'espoir que dans la prompte arrivée de la France en armes. Vient-elle à notre aide? Nous n'avons aucune nouvelle des départements. Vous devez être tous plus inquiets encore, car nous vous savons du moins en sûreté, tandis que vous attendez que notre sort se décide.

Le froid commence, et il n'y a déjà plus de charbon de bois. Le charbon de terre et le coke sont rares et très chers. Si le siège dure encore deux mois, et en vérité je ne sais pourquoi ce ne serait pas, nous mourrons à la fois de froid et de faim. Je vous écris sur le recto des pages pour qu'on ne puisse pas lire à travers le papier.

LETTRE X

Paris, 25 octobre 1870.

Cher Monsieur,

Avez-vous reçu quelqu'une des lettres que je vous ai écrites par les ballons? Je ne le saurai probablement qu'à la fin du siège. En

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attendant, je continue à vous donner signe de vie. Le plan des Prussiens est de nous réduire par la famine, ne pouvant songer à prendre Paris d'assaut. La viande diminue; nous n'en avons plus que cent grammes par personne tous les trois jours environ. Reste le cheval, puis les chiens et les rats y passeront, si nous tenons jusque-là. Il faudra se résoudre à faire une sortie en masse. La garde nationale se mobilise; nous serons avant peu 200.000 hommes armés et prêts à nous jeter sur ces misérables. Si nous sommes repoussés, Paris et la France sont perdus. Personne ne compte plus ici sur la province. Beaucoup de combats acharnés et sanglants autour des ponts. La mobile se bat bien, mais il y a de grandes pertes. Nous n'avons pas assez de canons de campagne; les fusils manquent aussi. On fait de tout cela, mais trop lentement. Le gouvernement n'a pas d'initiative. Chacun ici est plein de résignation courageuse plutôt que d'enthousiasme. Nos gardes sur les remparts sont bien dures par les nuits pluvieuses et froides.

Votre maison du Parc des Princes est toujours intacte jusqu'ici, les canons des remparts n'ayant pas encore donné de ce côté et l'ennemi n'ayant pu franchir la Seine à Saint-Cloud. J'espère que vous la retrouverez telle que vous l'avez laissée. Quant à nous, nous vivons au jour le jour, bien durement. En somme, la mort est sur nous et peut nous frapper d'heure en heure. Quel rêve et quelle destinée!

LETTRE XI

Cher Monsieur,

Paris, le 12 novembre 1870.

Nous approchons de la fin. Pour huit jours de viande, puis du pain pour autant et encore! car la distribution en sera presque impossible! Nos chefs n'agissent pas, le temps passe et nous finirons ainsi par capituler faute de vivres.

Nous sommes entourés de redoutes ennemies qu'il faudra enlever. Nous perdrons des millions d'hommes sans profit.

La

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