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LA MINERVE

FRANÇAISE.

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

Guillaume Tell, poëme dramatique de Schiller; traduit de l'allemand, par M. Henri Merle d'Aubigné. Un vol. in-8. Prix: 3 fr. 50 c. ; et, par la poste, 4 fr. 50 c. A Paris, chez Paschoud, libraire, rue Mazarine, no. 22.

Ouvrez les annales anciennes et modernes; jetez les yeux sur les révolutions des empires; nul spectacle plus étonnant que l'affranchissement de la Suisse, ne pourra frapper vos regards. Ailleurs on vit aussi la liberté fondée, et les tyrans abattus; ailleurs le courage, la prudence, la vertu de l'homme se signalèrent à grands traits; mais toujours quelques taches viennent déparer le tableau. La philosophie ne peut pardonner à l'antiquité l'esclavage ou les conquêtes ; à notre Europe, soit dans le moyen âge, soit dans les temps plus rapprochés de nous, la férocité, la vengeance, le fanatisme, l'oppression, déplorables excès qui gâtent les plus belles époques de l'Angleterre et de l'ltalie. Les peuples même des Pays-Bas n'étaient point étrangers aux mœurs des despotes dont ils secouèrent le joug avec un si noble courage; il semble que, dans leur glorieuse insurrection, ils aient été mus par le besoin de la T. III. 19

conservation personnelle, plus encore que par l'antipathie des principes et la répugnance des sentimens. Enfin, l'émancipation successive des colonies dans les deux Amériques, est sans doute un des grands et admirables événemens de l'histoire; mais il dérive tellement de la nature et de la nécessité des choses, que l'observateur veut y voir non des esclaves brisant leurs fers, mais des enfans devenus hommes, et se dégageant de la tutelle domestique pour marcher dans leurs propres voies.

Dans l'élan patriotique de la Suisse, tout est héroïsme et vertu, et la difficulté des efforts égale la pureté des moyens. Ici, d'un côté, point de mers, point de continens qui, séparant les oppresseurs des opprimés, permettent à ceux-ci de préparer et de concerter l'attaque; de l'autre, point de passions viles ou féroces, qui, déshonorant la plus belle des causes, laissent presque à l'homme de bien, au milieu des fureurs mutuelles, le choix indifférent des partis; c'est le seul amour de la patrie, c'est le seul besoin de la liberté qui ont changé subitement en soldats ces montagnards paisibles. Le laboureur, en traçant ses sillons dans la plaine; le berger, en demandant tour à tour aux montagnes et aux vallées les pâturages de la saison; le chasseur, en poursuivant les chamois sur la cîme escarpée des roches; le pêcheur, en faisant glisser sa barque à travers les lacs et les torrens, tous en présence d'une nature grande et sauvage, s'étaient pénétrés de l'indépendance et de la dignité de l'homme; tous, quand fut comblée la mesure du mal, se connurent sans s'être vus, s'entendirent sans s'être parlé. Quelques citoyens donnèrent le signal, et la Suisse répondit; elle répondit, non dans les calculs étroits de l'égoïs-, me, qui conseillait aux familles encore éloignées des menaces directes de la tyrannie, de garder une situation ma-, tériellement supportable, mais dans l'enthousiasme de la. justice et dans le dévouement de l'humanité. Il semblait que la lutte des bons et des mauvais génies se renouvelât dans ces glaciers. Aussi l'admiration pour les libé

rateurs de la Suisse, pour un Guillaume Tell, un Stauffach, un Furst, un Melctal, est-elle un sentiment universel. Aucune âme, quelque corrompue qu'elle puisse être, n'oserait prononcer le blâme contre de tels hommes, ou plutôt n'aurait la puissance de le concevoir; tant leur action est d'intelligence avec les plus intimes ressorts de l'organisation humaine! Quant aux êtres non dépravés, s'ils sont froids et paresseux de sentir, ils lisent ces récits ayec une approbation calme; que si quelqu'étincelle du feu céleste brûle en eux, surtout s'il leur est donné de tenir une plume, une lyre ou des crayons, tous leurs sens s'émeuvent aux divers symptômes de cette crise de la liberté; toutes les nobles passions les agitent; ils tressaillent tour à tour d'espérance et de crainte, d'amour et d'indignation; et les larmes, qui voilent leurs yeux, leur permettent à peine d'achever.

Le portrait d'Alexandre n'appartenait pas mieux aux pinceaux d'Apelles, ou l'entrée de Henri v à ceux de Gérard, que la délivrance de la Suisse à la plume de Schiller, de ce noble citoyen, qu'on ne vit jamais prostituer les dons de l'âme et du génie, en attaquant la cause sacrée des hommes contre les tyrans. Tous scs écrits respirent une vertu si pure, que sa muse, comme celle des poëtes primitifs, s'élève jusqu'à la dignité du sacerdoce. La vanité, la flatterie, l'intérêt, la dépendance, ne corrompent aucune de ses inspirations; quiconque le lit, voit son âme, et son âme est celle d'Homère ou de Platon. Si ses idées sur l'art ne sont ni si belles, ni si correctes celles de ces Grecs anciens, dont les lois ne peuvent être méconnues que par une organisation moins parfaite; s'il a confondu souvent les barrières du drame et de l'épopée; s'il n'a pas fouillé assez avant dans les replis du cœur humain pour savoir quelles préparations et quels artifices enflamment au plus haut point, en les concentrant sur un seul objet, les émotions des hommes rassemblés; du moins reconnaissons que les accens du patriotisme et de

que

la vérité n'eurent jamais de plus éloquent interprète, êt que ses défauts d'ordre et de proportion conviennent assez à un sujet comme celui-ci, difficilement contenu dans des bornes fixes et régulières.

Néanmoins il ne faut pas croire que ce genre désordonné n'ait pas aussi ses lois et sa science cachée. Je ne conseillerais pas à l'écrivain, dont le talent n'aurait pas été mûri par l'étude et par l'observation, de se fier à l'apparente facilité de ces tableaux, pour les entasser sans règle, et en attendre l'effet. Tous ceux de Schiller sont habilement con çus et contrastés; et tel coup de pinceau qui d'abord semble indifférent, tient, par des procédés adroits, à la com position générale.

Ses deux premiers actes, qui me semblent les meilleurs de création et d'exécution, nous offrent la tyrannie, foulant, sous diverses formes, les cantons d'Ury, de Schwitz et d'Unterwald, et l'indignation sourde se répandant sur ses traces, comme le fluide électrique, que le premier choc doit enflammer. Ne croyez pas que l'auteur soit impatient de nous présenter de face son héros; savant à le ménager, afin de l'agrandir, il se contente d'abord de le montrer fugitivement et de profil, et de faire éclater en lui l'homme compatissant et courageux, avant de manifester le citoyen; puis, ces impressions bien jetées dans l'âme des lecteurs, il va le perdre de vue, et laisser les personnages du second plan se développer; il lui suffit qu'on sente vaguement que nul d'eux ne peut devenir un chef, ét que ce chef sera Guillaume Tell. Guillaume Tell n'est point un de ces hommes méditatifs, qui couvent long-temps l'action dans la pensée; chez lui, tout est sentiment, tout est inspiration. Il faudra que ses amis, et surtout que les tyrans le pressent d'agir avant qu'il se détermine. C'est le calme menaçant des flots au moment qui précède la tempête; mais, dès que l'impulsion décisive est donnée, leur violence attaque à la fois toutes les barrières, et ne s'arrête plus que quand l'obstacle est brisé.

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Ainsi se succèdent rapidement, sous les pinceaux du peintre, toutes les grandes scènes du sujet; la pomme abattue sur la tête de l'enfant; la nacelle renvoyant Gessler aux orages, tandis que Tell, affranchi, s'élan ce sur la pointe du rocher; le vol invisible de la flèche, qui va frapper le monstre au milieu de son cortége et de ses crimes; et l'étendard de la Suisse libre, planté sur les ruines de ses cré

neaux.

Mais c'est surtout en traçant et en faisant mouvoir les figures des femmes, que Schiller est ici grand poëte et philosophe profond. Il sait que leurs vertus et leurs vices ne sont guère que le reflet de nos vices et de nos vertus. II se gardera donc de placer une seule femme vicieuse dans cette atmosphère si pure. Voici comment il fait parler Gertrude, femme de Werner Stauffach. Que les jeunes gens étudient cette admirable scène, et qu'ils apprennent des maîtres à ne pas confondre la chaleur avec l'emportement, ni l'énergie avec la déclamation.

Stauffach, rêveur, est assis devant sa maison, sur un banc ombragé d'un tilleul. Gertrude, après l'avoir regardé en silence, vient de lui arracher quelques mots qui décèlent l'agitation de son âme.

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O toi, mon époux et mon maître, veux-tu permeltre que ta femme te fasse entendre de sincères discours? Je me glorific d'être fille du noble fberg, de cet homme dont l'expérience est encore en honneur parmi nos sages. Mes sœurs et moi, nous étions assises, filant la laine de nos troupeaux, lorsque, dans les longues nuits, les chefs du peuple se rassemblaient chez mon père pour lire les chartes des anciens empereurs, et méditer, dans leurs sages entretiens, la félicité de ces contrées. J'écoutais avec attention ces paroles pleines de sens, et je les serrais toutes au fond de mon cœur. Écoute-moi donc à ton tour. Depuis longtemps je connais ce qui attriste ton âme. Le gouverneur te hait, il voudrait te nuire, parce que c'est toi qui empê

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