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institutions démocratiques; et Roger-Ducos, son collègue, ne pensait et n'agissait guère que par lui. Cependant Bonaparte méconnut d'abord ce complice inévitable; il affecta même à son égard un dédain insultant, dans un diner que Gohier lui offrit le lendemain de la première entrevue que le général eut avec le directoire, et dans laquelle tout se passa avec une réserve et une froideur respectives. Ce fut à la suite de ce diner que Sieyes dit avec humeur : « Voyez comme ce petit insolent traite un membre d'une autorité qui aurait dû le faire fusiller. »

Mais cet éloignement réciproque qu'éprouvaient le métaphysicien et le guerrier céda bientôt au désir commun de changer l'ordre politique établi en France. Quelqu'un ayant dit un jour devant Bonaparte: «Cherchez un appui dans les personnes qui traitent de jacobins les amis de la république, et soyez convaincu que Sieyès est à la tête de ces gens-là, »> le général sentit sa répugnance s'affaiblir, ou il s'efforça du moins de la dissimuler pour faire concourir à l'exécution de ses desseins l'homme qu'il avait d'abord accueilli dédaigneusement et que certainement il n'aimait pas. Le directoire, pour se débarrasser d'un voisinage dangereux, voulait exiler Bonaparte dans le commandement de l'armée qui lui conviendrait le mieux. Mais cette offre, brillante pour tout autre général, n'était pas faite pour tenter le futur souverain de la France. « Je n'ai pas voulu refuser, dit-il, mais je leur ai demandé du temps pour rétablir ma santé; et, pour éviter d'autres offres embarrassantes, je me suis retiré. Je ne retournerai plus à leurs séances; je me décide pour le parti Sieyès; il se compose de plus d'opinions que celui du débauché Barras. >>

Les combinaisons qui amenèrent le 18 brumaire furent ourdies principalement par Lucien Bonaparte, dans les conseils, et par Sieyès, Talleyrand, Fouché, Réal, Régnault de Saint-Jean-d'Angély et quelques autres. Fouché, surtout, se montra impatient de détruire le système républicain, dont il avait servi autrefois les exigences les plus cruelles; il dit au secrétaire de Bonaparte: «Que votre général se hâte ; s'il tarde, il est perdu. »>

Cambacérès et Lebrun furent plus lents à se décider. Le rôle de conspirateur n'allait pas à la circonspection de l'un et à la modération de l'autre Bonaparte, instruit de leur hésitation, s'écria, comme s'il disposait déjà des destinées de la France : « Je ne veux point de tergiversation; qu'ils ne pensent pas que j'aie besoin d'eux; qu'ils se décident

aujourd'hui; sinon demain il sera trop tard, je me sens assez fort maintenant pour être seul. »

Presque tous les généraux de renom présents à Paris entrèrent dans les vues de Bonaparte; Moreau lui-même se mit à sa disposition, et nous verrons bientôt quelle fonction il consentit à remplir dans la journée qui se préparait. Mais il manquait à l'illustre conspirateur l'appui de celui de ses compagnons d'armes dont il redoutait le plus l'opposition, les talents et le caractère : Bernadotte s'opiniâtrait à défendre la république et la constitution de l'an III. Joseph Bonaparte, son parent, l'amena pourtant chez son frère dans la matinée du 18 brumaire. Tous les officiers généraux s'y trouvaient en uniforme; Bernadotte y était venu en habit bourgeois. Bonaparte s'en offusqua, lui témoigna vivement sa sur

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prise et l'entraîna dans un cabinet, où il s'expliqua sur ses projets avec la plus entière franchise. «Votre directoire est détesté, lui dit-il, votre constitution usée; il faut faire maison nette et donner une autre direction au gouvernement. Allez mettre votre uniforme, je ne puis vous attendre plus longtemps; vous me retrouverez aux Tuileries au milieu de tous nos camarades. Ne comptez ni sur Moreau, ni sur Beurnonville, ni sur les généraux de votre bord. Quand vous connaîtrez mieux les hommes, vous verrez qu'ils promettent beaucoup et tiennent peu. Ne vous y fiez pas. » Bernadotte répondit qu'il ne voulait pas prendre part à une ré

bellion, et Bonaparte exigea alors de lui la promesse d'une neutralité complète, qu'il n'obtint d'abord qu'à demi. « Je resterai tranquille comme citoyen, répondit l'austère républicain qui depuis s'est laissé faire roi; mais si le directoire me donne des ordres d'agir, je marcherai contre tous les perturbateurs. » A ces mots, Bonaparte, au lieu de se livrer à la fougue de son caractère, s'efforça de maitriser son irritation, pour conjurer, par des promesses et des flatteries, l'intervention hostile d'un homme d'esprit et de courage qui pouvait faire échouer la conspiration. Pendant que tout cela se passait dans la petite maison de la rue de la Victoire, où logeait le vainqueur d'Arcole et des Pyramides, le conseil des anciens lui envoyait, par un message, le décret suivant :

« Art. 1. Le corps législatif est transféré dans la commune de SaintCloud.

» Art. 2. Les conseils y seront rendus demain 19, à midi.

» Art. 3. Le général Bonaparte est chargé de l'exécution du présent décret. Il prendra toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale. Le général commandant la 47° division militaire, la garde du corps législatif, les gardes nationales sédentaires, les troupes de ligne qui se trouvent dans la commune de Paris et dans l'arrondissement constitutionnel et dans toute l'étendue de la 17e division militaire, sont mis immédiatement sous ses ordres, etc.

» Art. 4. Le général Bonaparte est appelé dans le sein du conseil pour y recevoir une expédition du présent décret et prêter serment. Il se concertera avec les commissaires-inspecteurs des deux conseils. >>

Le général s'attendait à ce décret, convenu entre lui et ses partisans dans le conseil. Après en avoir donné lecture aux troupes, il ajouta :

« Soldats!

» Le décret extraordinaire du conseil des anciens est conforme aux articles 102 et 103 de l'acte constitutionnel. Il m'a remis le commandement de la ville et de l'armée.

» Je l'ai accepté pour seconder les mesures qu'il va prendre, et qui sont tout entières en faveur du peuple.

» La république est mal gouvernée depuis deux ans. Vous avez espéré que mon retour mettrait un terme à tant de maux'; vous l'avez célé

* Bonaparte avait intérêt à exagérer les malheurs publics, pour justifier la révolution qu'il méditait dans les formes gouvernementales; mais quelque déplorable que fût la situation de la république, les affaires militaires ne donnaient plus les mêmes inquiétudes qu'après la bataille de Novi; les succès

bré avec une union qui m'impose des obligations que je remplis ; vous remplirez les vôtres, et vous seconderez votre général avec l'énergie, la fermeté et la confiance que j'ai toujours vues en vous.

>> La liberté, la victoire et la paix replaceront la république française au rang qu'elle occupait en Europe, et que l'ineptie ou la trahison a pu seule lui faire perdre. »

Le décret des anciens fut publié et la générale battue dans tous les

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quartiers de Paris. Bonaparte fit ensuite afficher la proclamation suivante :

« Citoyens,

» Le conseil des anciens, dépositaire de la sagesse nationale, vient de rendre le décret ci-joint. Il est autorisé par les articles 102 et 103 de l'acte constitutionnel.

de Masséna avaient réparé une partie de nos désastres. Aussi, lorsque le général en chef de l'armée d'Égypte dit au directoire qu'il était venu, conduit par ses alarmes patriotiques, pour partager les périls du gouvernement républicain, Gohier se hâta de lui répondre : « Général, ils étaient grands, mais nous en sommes glorieusement sortis. Vous arrivez à propos pour célébrer avec nous les nombreux triomphes de vos compagnons d'armes, et nous consoler de la perte du jeune guerrier (Joubert) qui près de vous apprit à combattre et à vaincre.» Bonaparte avait exagéré le danger; Gohier exagérait à son tour la sécurité.

» Je me charge de prendre des mesures pour la sûreté de la représentation nationale. La translation est nécessaire et momentanée. Le corps législatif se trouvera à même de tirer la représentation du danger imminent où la désorganisation de toutes les parties de l'administration nous conduit.

» Il a besoin, dans cette circonstance essentielle, de l'union et de la confiance des patriotes. Ralliez-vous autour de lui, c'est le seul moyen d'asseoir la république sur les bases de la liberté civile, du bonheur intérieur, de la victoire et de la paix.

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Tandis que Bonaparte se trouvait ainsi investi de fait, et avec une apparence de légalité, du commandement suprême de la capitale, le directoire ne faisait rien, et, il faut le dire pour sa justification, ne pouvait rien faire pour déjouer les intrigues qui l'entouraient, et pour maintenir à la fois son autorité et la constitution. Gobier attendait bonnement chez lui, au Luxembourg, le chef des conjurés qui s'y était familièrement invité lui-même à dìner, et il n'aurait pas osé soupçonner son glorieux convive d'avoir voulu, par cette invitation, consigner le président de la république dans sa salle à manger, pour lui laisser ignorer ce qui se tramait ou s'exécutait contre le gouvernement directorial. Moulins exhalait son indignation en protestations solitaires et impuissantes; Barras apprenait que le coup d'état dont on lui avait fait espérer qu'il partagerait les profits s'accomplirait sans lui', et qu'il n'avait qu'à se résigner à la nullité qui allait lui échoir. Sieyès et Roger-Ducos étaient décidés

'Bonaparte avait promis à Barras de s'entendre avec lui sur ses projets, et il lui avait annoncé une visite pour le 17 brumaire au soir, dans cette intention. Mais il se contenta de lui envoyer son secrétaire, ce qui dénotait que le général avait son temps pris ailleurs, et qu'il avait donné une autre direction à ses confidences. Barras le comprit; dès qu'il vit entrer M. de Bourrienne, il se regarda comme un homme perdu, et il lui dit en le reconduisant : « Je vois que Bonaparte me trompe; il ne reviendra pas, c'est fini; c'est pourtant à moi qu'il doit tout. » L'assurance que le secrétaire voulut lui donner de la visite de son général pour le lendemain n'inspira pas plus de confiance au directeur.

La veille, Bonaparte n'avait pas été aussi embarrassé, aux Tuileries, avec le secrétaire de Barras, Botot, qu'il avait pris pour le représentant du directoire, et auquel il adressa une vive apostrophe qu'il commença par ces mots : « Qu'avez-vous fait de la France?... » Un témoin oculaire, M. Collot, a raconté ainsi cette scène mémorable :

« Je ne sais quel génie l'inspirait en ce moment. Des expressions et des images sublimes coulèrent, de sa bouche en torrent d'éloquence. Il peignit la France telle qu'il l'avait laissée ; ses arsenaux remplis, son territoire agrandi, ses troupes bien vêtues, bien nourries, partout victorieuses, etc., eic.; puis, se transportant tout à coup sur nos derniers champs de bataille, il y montra encore ses soldats, ne connaissant sous lui que la victoire, vaincus, couchés morts au champ de la défaite ; il peignit leurs débris humiliés, etc., etc... Tout cela fut tracé en traits si larges, si profonds, et prononcé avec une véhémence, avec un ton d'autorité et de douleur si imposant, que tous ceux qui étaient présents furent pénétrés d'indignation contre le directoire. »

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