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ES hommes ne manquent jamais aux circonstances,a dit Montesquieu. Toutes les fois que le monde a eu besoin d'une pensée nouvelle, pour ne pas périr avec les croyances, les institutions et les empires, dont la vitalité était épuisée et la destinée accomplie, il s'est trouvé des spéculateurs transcendants, dont on a fait, suivant les temps et suivant la profondeur ou l'élévation de leur génie, des dieux, des prophètes ou des sages; il s'est trouvé des penseurs sublimes pour concevoir l'idée génératrice, dans l'isolement et le mystère de l'inspiration; des philosophes pour l'enseigner dans les écoles, des tribuns pour la porter sur la place publique, des législateurs pour lui donner la consécration politique, et des conquérants pour étendre la sphère de sa propagation et de sa puissance.

Jusqu'à présent, ce n'est guère, il est vrai, pour cette coopération, souvent involontaire, à l'œuvre de la civilisation universelle, que les grands capitaines

de l'antiquité et des temps modernes ont obtenu l'admiration de leurs contemporains et de la postérité. Le nombre ou l'éclat des triomphes, l'art de gagner des batailles, la science des retraites, le mérite des difficultés vaincues et des dangers bravés, les gigantesques expéditions et les vastes conquêtes, tout ce qui révèle le génie et donne l'illustration militaire, voilà ce que l'histoire a surtout mis en relief, et ce qui éblouit encore les peuples, dans la vie des hommes extraordinaires qui ruinent ou fondent des empires par la puissance des armes. Aussi, à défaut de comprendre la valeur philosophique de leur propagande meurtrière, et pour ne savoir reconnaître en eux que de magnifiques dévastateurs, plus d'un écrivain célèbre, affectant le paradoxe et bravant l'engouement et le préjugé classiques, a-t-il essayé de renverser le piédestal de leurs statues et de fronder l'autorité des siècles. C'est ainsi que Rousseau le lyrique a refusé d'admirer dans Alexandre ce qu'il abhorre en Autila; et que Boileau, si prodigue d'encens envers Louis XIV, n'a voulu voir dans le disciple d'Aristote, vainqueur de Darius, qu'un écervelé qui mit l'Asie en cendres.

Cette réprobation absolue, de si haut qu'elle vienne, manque de raison et d'équité. Si l'on n'a pas assez songé aux désastres de la guerre, dans l'apothéose des guerriers; si, en exaltant l'héroïsme du soldat, on ne s'est pas assez souvenu que,

Près de la borne où chaque état commence,
Aucun épi n'est pur de sang humain;

( BERANGER.)

ce serait combattre cette exagération apologétique par une autre exagération, plus injuste et moins excusable peut-être, que de nier complétement la légitimité de la gloire militaire, que de ne considérer l'immortelle renommée des conquérants que comme une longue surprise faite à l'humanité, comme le produit d'un prestige funeste et d'une fascination séculaire.

Que l'on proclame, à bon droit, la supériorité rationnelle de notre époque sur les âges antérieurs, ce n'est pas nous, sectateurs zélés et persévérants de la perfectibilité humaine, qui hésiterons à le reconnaître. Mais il y aurait par trop d'orgueil, au temps présent, à supposer que le monde n'est raisonnable que d'hier, et à taxer le temps passé d'aberration et d'insanie dans ses jugements historiques et ses opinions rationnelles le plus universellement et le plus anciennement accrédités. Quand les peuples ont accordé, avec

tant de constance et d'humanité, au grand homme de guerre, l'ovation pendant sa vie, et les honneurs du Panthéon à sa mort, ce n'est pas la séduction de la gloire qui les a poussés toute seule à cette admiration et à cette reconnaissance inaltérables. A l'influence du prodige sur les nobles cœurs et les imaginations ardentes, se joignait la prévision instinctive que les hauts faits et les événements immenses, qui enflammaient les âmes généreuses et recevaient partout la sanction de l'enthousiasme populaire, loin d'être perdus pour la sainte cause du progrès social, et de ne jeter qu'un stérile éclat sur la carrière de quelques nations ou de quelques hommes, auraient nécessairement des conséquences non moins utiles à la famille humaine toute entière que glorieuse pour quelques-uns de ses membres.

En effet, que le peuple d'Égypte déborde sur l'Asie, ou qu'il établisse ses colonies victorieuses dans les îles et sur le continent de la Grèce, c'est la civilisation de Thèbes et de Memphis qui marche à la suite de Sésostris ou de Cécrops.

Que l'épée d'Alexandre brise le trône de Cyrus et soumette l'Orient jusqu'à l'Inde, c'est la civilisation d'Athènes qui triomphe sous le nom et par le bras de l'élève du Stagyrite; c'est le siècle de Périclès, dont la conquête traîne après elle la trace lumineuse; c'est l'art et la science de l'Attique, c'est la philosophie de l'Académie et du Lycée, dont la victoire étend le reflet dans des contrées lointaines et de vastes empires.

Que César subjugue le Parthe et le Germain; qu'il plante les aigles romaines, du sommet du Caucase. aux monts de la Calédonie; qu'il passe des Gaules en Italie, de Rome en Macédoine, des plaines de Pharsale aux côtes d'Afrique, des ruines de Carthage aux bords du Nil et de l'Euxin; qu'il franchisse tour à tour le Bosphore et le Rhin, le Taurus et les Alpes, l'Atlas et les Pyrénées; dans toutes ces courses triomphales, il ne fait que promener, sous la protection de sa gloire personnelle, le nom, la langue, les mœurs, la civilisation de Rome; il porte avec lui le siècle d'Auguste, qui est près d'éclore; il initie les peuples idolâtres à ce scepticisme qui ne permet plus aux augures romains de se regarder sans rire; il fonde la plus grande unité politique que la terre ait connue, et prépare, par la fusion de vingt royaumes en un seul empire, l'établissement de l'immense association que l'Église chrétienne doit former dans l'ordre spirituel. Jaloux d'égaler ou de surpasser Alexandre, qu'il admire, et de continuer l'œuvre des tribuns dont il a recueilli l'héritage, il agrandit, par les prodiges du glaive, la sphère où va se développer pacifi

quement une doctrine qui, mieux que les Gracques et Marius, saura relever les humbles et abaisser les superbes.

Eh bien! de tous ces magnifiques conquérants, nul n'a autant secondé que Napoléon, par ses armes victorieuses, les grands enseignements, les initiations pratiques et toutes les communications civilisatrices que la guerre établit entre les peuples. Si Alexandre porte avec lui le siècle de Périclès, et César, celui d'Auguste; s'ils sont accompagnés, l'un et l'autre, dans leurs triomphes, par le génie d'Homère et de Sophocle, de Platon et d'Aristote, de Cicéron et de Lucrèce, de Virgile et d'Horace; Napoléon porte avec lui trois siècles que les arts, les sciences et la philosophie ont également illustrés, et son entourage n'est pas moins brillant que celui de ses devanciers. Il traverse l'Europe avec Montaigne et Descartes, avec Corneille et Racine, avec Voltaire et Rousseau. Son quartier-général forme une véritable université ambulante, où préside l'esprit du dix-huitième siècle, et qui visite les nations arriérées du septentrion et du midi, pour les soumettre à l'influence des mœurs et des doctrines de la nation que le monde policé reconnaît pour sa REINE. Il a beau caresser en France les souvenirs de l'aristocratie et flatter les préjugés monarchiques, par un replâtrage éphémère d'institutions croulées sous le poids de la vétusté, il n'en est pas moins le plus puissant des démocrates, le plus redoutable des novateurs, le propagandiste le plus dangereux pour la vieille Europe, le représentant et le verbe de cette grande révolution dont Mirabeau donna le signal avec les foudres de l'éloquence, que le comité de salut public défendit avec les foudres de la terreur, et que lui, Napoléon, doit raffermir et propager avec les foudres de la guerre; révolution qu'on appela française à son berceau, mais qui a déjà suffisamment montré, en grandissant, qu'elle était destinée à devenir UNIVER

SELLE.

Voilà l'homme prodigieux, dans lequel les gens de cour, les oisifs de salon et les oligarques de village, ne savaient et ne voulaient voir qu'un despote odieux et un conquérant insatiable, tandis que l'artisan, le laboureur et le soldat, dont l'instinct était plus sûr que le rationalisme de ces vains et impuissants critiques, voyaient et voient encore en lui l'homme-peuple, l'envoyé ou le protégé de Dieu, le produit le plus glorieux de l'émancipation politique du mérite et du génie, la personnification de l'esprit d'égalité qui régnait dans l'administration et dans les camps, et qui travaille aujourd'hui la société européenne tout entière.

Voilà l'homme dont le souvenir sera gardé religieusement sous le chaume, selon l'expression du plus populaire de nos poëtes.

Voilà l'homme dont nous essayons de refaire succinctement l'histoire et de résumer la vie, après tant d'histoires, de biographies et de mémoires, dans lesquels l'esprit de parti a épuisé toutes les formules hyperboliques de la louange ou de la haine.

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