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forte action d'une personnalité qui était exceptionnellement remarquable de tempérament, de valeur et de caractère. Chacun d'eux, du commencement à la fin, offre la marque expressive du praticien qui a personnellement observé les faits, reconnu les difficultés, trouvé les solutions, conçu les projets, dirigé l'exécution, constaté le résultat. Les deux ouvrages ont été très remarqués en France. A l'étranger, ils sont connus et appréciés (de l'Etude sur les travaux de reboisement et de gazonnement des montagnes, le gouvernement autrichien a fait établir une traduction allemande pour l'employer comme traité technique). Les deux œuvres magistrales de Prosper Demontzey rendront impérissable la mémoire du grand reboiseur français.

L'éclat de la brillante carrière du maître a été le produit de multiples facteurs dont les principaux étaient une haute intelligence, une ardeur infatigable, une vigoureuse constitution, un caractère solidement trempé, et aussi, c'est certain, un rare bonheur.

Son intelligence se tenait toujours en travail. Elle était servie par une mémoire prodigieuse d'étendue et de sûreté. Cette mémoire affectait sur tout la forme topique. A la réminiscence des faits, il associait toujours le souvenir des lieux et des circonstances. Les faits, il les rappelait avec une surprenante précision; les lieux, malgré temps et distance, il les revoyait nettement dans l'ensemble et dans les détails; les circonstances, il les retraçait comme au lendemain du jour où elles s'étaient produites. Dans chacun des milieux où il avait vécu ou seulement séjourné, il était parfaitement renseigné sur choses et gens. Ayant beaucoup voyagé, il connaissait de nombreuses régions de la France et des pays voisins. Ses relations particulières étaient extrêmement étendues. Et, du personnel placé sous sa direction, il savait tout et n'oubliait rien.

Son ardeur le rendait capable d'efforts puissants et soutenus. Quand lui venait une idée, il n'admettait pas, pour son développement, le renvoi au lendemain; aussitôt, il prenait la plume et donnait un corps à cette idée. Quand une affaire avait été entamée, il la poussait sans relâche vers la solution. Quand un travail était entrepris, il en poursuivait vivement l'exécution. Partout et constamment, il s'occupait de reboisement et en parlait. Sa dévouée compagne sait cela mieux que personne. Le reboisement, pour lui, c'était tout! A cela, il subordonnait le reste. Sur un pays, sur une population, son impression résultait de la nature de l'accueil trouvé dans leur milieu par la cause du reboisement. Un homme politique était bien ou mal « coté » suivant ce qu'il pensait du reboisement. Tel agent était un forestier distingué et un aimable cama

rade, mais..... il n'avait pas voulu « rester dans le reboisement ». Volontiers, il partageait les humains en deux catégories, ceux « qui sont pour le reboisement » et... les autres. Constamment il cherchait à recruter du personnel. En tournée d'inspection générale, quand il rencontrait dans quelque résidence forestière un nouveau venu, 'particulièrement un stagiaire, il lui demandait aussitôt : « Mon ami, avez-vous lu mon bou<< quin? >> Et puis, il se mettait à lui vanter les séductions du reboisement,les attraits de service et les perspectives d'avancement du reboiseur. Finalement, il l'engageait à s'attacher à la chère spécialité. Quand un de ses auxiliaires venait à le quitter, il en était profondément attristé. Aux persévérants qui restaient à leur poste, il donnait sans réserve la plus chaleureuse affection.

pas

Sa constitution, remarquablement robuste, mettait à sa disposition d'exceptionnels moyens physiques. Chez lui, il consacrait souvent au travail de longues veilles. En tournée, il marchait courageusement. Il était surprenant de voir un homme d'une telle corpulence s'élever, d'un lent mais ferme, jusqu'aux régions hautes des périmètres. Pendant le dîner qui suivait le retour, la conversation était nécessairement tenue sur le service. Après le repas, une causerie familière sur le reboisement se prolongeait jusqu'à une heure bien avancée. Rentré dans sa chambre, il s'occupait d'affaires administratives apportées par le plus récent courrier. Il dormait quand et comme il le pouvait. J'ai souvent constaté que, dans sa nuit, il avait donné à peine trois heures au sommeil. Au réveil, commençait une nouvelle tournée. Et ce genre d'existence se prolongeait pendant des semaines. Une belle prestance, un geste puissant, une voix sonore, un langage saisissant lui assuraient une supériorité qui, toujours s'imposait. A l'occasion, le mot décisif était appuyé du son retentissant que rendait la table sous un poing solide. C'était une vigoureuse et riche nature.

Son caractère était d'une force qui lui procurait de sûrs éléments de succès. Il était ferme et tenace. Quand il s'était dirigé vers un but, rien te l'arrêtait. Jamais son courage ne faiblit. Souvent il rencontra des déceptions, des contre-temps, des épreuves. En aucune circonstance, je ne le vis démonté. Toujours maître de lui, il reprenait la lutte, et il triomphait. Il se plaisait à poser en principe que le reboiseur doit être «<oseur ». Certes, il prêchait d'exemple. Ayant d'abord osé, il avait réussi; et, parce qu'il réussissait, il s'enhardissait de plus en plus à oser. Dans l'intérêt du service, il savait se dominer suffisamment pour arriver à agir à l'inverse de ce que devait lui commander son tempérament. C'est ainsi qu'il pouvait devenir, à l'occasion, de vif, patient, de

hardi, prudent. Dans le service des travaux de correction, sa manière était de ne pas appliquer servilement le projet. En cours d'exécution, il le retouchait pour l'améliorer et pour chercher quelque économie. Plusieurs fois, me voyant empressé d'entreprendre tout ce qui était convenu, il m'arrêta en m'expliquant que, par telle combinaison, nous pourrions peut-être parvenir à supprimer, dans l'ensemble du système, l'un des barrages prévus. Il possédait éminemment le don du comman dement. Fort de ses aptitudes naturelles et de sa haute valeur, ferme et bon, il savait merveilleusement entraîner son personnel et obtenir de l'action de celui-ci le maximum de rendement. C'était un admirable lanceur. Quand il avait « monté une affaire », ne pouvant tout exécuter par lui-même, il excellait à y employer ses auxiliaires en utilisant au mieux les dispositions et moyens particuliers de chacun d'eux. Chef, il était incomparable.

Le bonheur, constamment, fut pour lui d'une inaltérable fidélité. Tout lui arriva à point. Toujours les conditions favorables se produisirent opportunément. Certainement, ce n'est pas à toute époque qu'eût été possible la réalisation d'une si haute fortune. Les circonstances le servirent . et il sut en tirer parti. Il s'entendait parfaitement à saisir les occasions, même à les provoquer. Elles ne cessèrent de se présenter à propos. Dans sa destinée, tout fut réussite. C'est ce que constatait cette réflexion d'une femine d'esprit : « Bien inspiré fut son parrain en l'appelant Prosper. »

Ce chef éminent était en même temps un chef bienveillant. Sa sollicitude s'étendait constamment sur son personnel.

Il était le protecteur infatigable de tous ses auxiliaires. Grades, classes, avantages, récompenses, distinctions, il demandait tout pour eux. Il connaissait les titres, les désirs, les besoins de chacun. Il provoquait les confidences des timides, il réconfortait les découragés; dans les cas difficiles, il prodiguait les meilleurs conseils. Jamais chef ne fut plus abordable et plus affectueux.

Il tenait compte et tirait parti de tout ce qui pouvait recommander un agent; il donnait sur son service et ses aptitudes des appréciations toujours empreintes d'une parfaite bonté. Un jour, dans une séance du Comité d'avancement, l'inspecteur général Demontzey défendait avec chaleur les intérêts d'un agent dont il avait autrefois été le chef. Comme la discussion continuait, il ajouta, en conclusion: « Je lui ai toujours donné de bonnes notes. » Le directeur des Forêts, M. Lorentz, répondit aussitôt «Ceci n'est pas décisif, car nous savons que vous n'en donnez « pas d'autres. »

Il saisissait toute occasion de mettre en lumière le mérite de ses auxiliaires. Dans ses deux principaux ouvrages, il les a tous cités, en signalant leurs études et leurs travaux. En présentant ces deux ouvrages au public, il a écrit, dans l'avertissement du 15 février 1878 « Vaillam<<ment secondé par une série de précieux collaborateurs parmi lesquels « je compte autant d'amis........ » et dans l'avertissement du 21 septembre 1893: « En rédigeant cet ouvrage, j'ai eu à cœur de faire connaître les « énormes efforts, la persévérante activité, l'audace intelligente et la foi <«< robuste qu'ont développés à l'envi les forestiers, de plusieurs généra«<tions déjà, dans la grande entreprise contre les torrents... >>

Pour moi, je puis parler de sa bonté, car j'en ai amplement et longuement éprouvé la précieuse action. C'est lui qui a dirigé et façonné ma carrière de reboiseur; je lui dois tout. Quand il a cessé de se trouver en situation de me protéger, il a continué à m'aider de ses conseils et à m'honorer de son amitié. Mon Maître a été mon bienfaiteur.

En entrant dans la position de retraite, Prosper Demontzey s'était établi à Aix où il avait résidé pendant six ans comme conservateur. Il y avait conservé des relations étendues et agréables; il y était hautement considéré.

Certes, il avait bien acquis le droit de cesser tout travail. Mais sa nature était de celles qui n'éprouvent pas le besoin du repos, qui même ont à redouter d'avoir à en subir l'obligation. Il continua à s'occuper. II rẻdigeait les bulletins de la Société des Amis des arbres. Personnellement, il se plaisait à planter, dans une belle propriété située près de Toulon, de nombreux sujets d'essences indigènes et exotiques. Il fonda et développa à Aix une section du Club alpin. Violoncelliste distingué, il se remit à cultiver avec plus de suite la musique savante. Et puis, il entre- tenait une correspondance active avec ses amis les reboiseurs; il se tenait ainsi au courant de ce qui se passait sur ses anciens champs d'opérations. Dans la dernière période de sa carrière, il avait recueilli, en grand nombre, de belles épreuves de photographies forestières produites par des reboiseurs. Il les disposa dans d'immenses cadres qu'il suspendit dans son cabinet. Il forma ainsi les groupes d'Orléansville, de Nice, des Basses-Alpes, de la Savoie, de Péguère; chaque vue y portait sa désignation énoncée en quelques mots. Ces remarquables collections lui étaient infiniment chères. A chaque instant, en les embrassant d'un regard, il revivait son passé.

Au printemps de 1896, le débit de la Durance vint à s'amoindrir au point de rendre insuffisant le fonctionnement des nombreux canaux d'ir

rigation qui sont dérivés du cours de cette rivière. Comme une longue sécheresse sévissait alors, une pénible crise s'en suivit. Celle-ci éprouva particulièrement les populations agricoles qui, dans les départements des Bouches-du-Rhône et de Vaucluse, sont riveraines de la section inférieure de la Durance. Les représentants des intéressés appelèrent à leur aide l'action du Gouvernement; le Conseil général des Bouchesdu-Rhône demanda énergiquement que des mesures fussent prises d'urgence en vue d'empêcher le retour d'une telle calamité.

Toujours prêt à agir, le forestier Demontzey jugea que la situation lui offrait une favorable occasion d'ouvrir une campagne en faveur du reboisement. Immédiatement, pour donner aux populations locales les plus sages conseils, il publia une brochure intitulée les Retenues d'eau et le reboisement dans le bassin de la Durance.

Malheureusement, le moyen préservatif procuré par le reboisement, s'il se recommande par une parfaite efficacité, présente l'inconvénient de ne produire son effet qu'à lointaine échéance. Et les intéressés entendaient ne recourir qu'à un remède susceptible de donner un résultat immédiat. Les sages conseils ne furent pas suivis.

A la fin de décembre dernier, Prosper Demontzey fut atteint d'un violent accès d'ictère. Il ne se remit de cette épreuve que très lentement. L'altération de ses traits impressionnait vivement son entourage. J'allais fréquemment le voir. Au premier abord, l'aspect de son visage jauni et amaigri m'affectait péniblement. Et puis, après une longue causerie dans laquelle j'avais retrouvé mon cher Maître toujours jeune d'esprit et de cœur, je partais complètement rassuré par la constatation d'un état moral si satisfaisant. Dans celle de mes visites qui se trouva être la

dernière, il me répéta: « C'est décidé! Cette année, nous irons ensemble « à Barcelonnette. Ce sera en juin ou juillet. » Comme je me retirais, il me dit : «Ne venez plus. Maintenant, je vais me mettre à sortir. Un de «< ces prochains soirs, après une promenade, j'irai vous trouver dans

« votre bureau. »

La soirée du 18 février, il la passa dans une fête musicale où l'avait attiré la perspective d'intéressantes auditions. Dans l'après-midi du 19, à 3 heures, il fut frappé de congestion cérébrale. Ayant reçu l'assistance de la religion, il montra la résignation du chrétien. Avec sérénité, il vit approcher sa fin. Le 20, à 3 heures du matin, sous une nouvelle atteinte du mal, il succomba. La grande âme de Prosper Demontzey était entrée dans l'Éternité.

Le 23 février, les obsèques furent celébrées solennellement.

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