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REMARQUES SUR LE PROBLÈME

DE LA RESTAURATION DES MONTAGNES

Le numéro de la Revue du 1er février 1898 a donné un article du plus haut intérêt, en reproduisant la Communication faite à la Société nationale d'agriculture, sur le reboisement des montagnes, par M. Bouquet de la Grye. Cette communication résume, avec la précision et la clarté dont les vulgarisateurs et les savants ont le secret, toute la question du reboisement. On assiste à la genèse des torrents, on s'explique les causes de leur action dévastatrice, on en suit les terribles effets et l'on se rend compte des difficultés et de la grandeur de la tâche qui incombe au service forestier pour les combattre et les supprimer. L'argumentation est irréfutable et, cette lecture captivante terminée, il n'est personne qui ne soit convaincu que le reboisement des montagnes est le seul remède efficace, pour l'extinction des torrents.

Cependant, nous avons été frappé de la discussion par laquelle débute M. Bouquet de la Grye, sur le choix du titre à donner à la loi ayant pour objet de régulariser le régime des eaux torrentielles, car cette courte discussion, loin de porter sur les mots, pose en réalité, dans toute son ampleur, le problème de la restauration des montagnes.

Tout le monde est d'accord pour attribuer à l'imprévoyance et à la rapacité humaines les maux de l'heure présente, et qu'il est saisissant, le drame qui se déroule sous nos yeux! C'est la lutte séculaire, la guerre sans merci engagée par l'homme, ce Pygmée, contre la montagne, ce Géant, guerre dans laquelle la ténacité destructrice du premier triomphe toujours des énergies productrices du second. Mais, quel triomphe! Quand le dernier arbuste est tombé sous l'impitoyable cognée, quand le mouton, ce phylloxera des pâturages, a dévoré, jusqu'à la racine, la dernière touffe de gazon, la vie s'est peu à peu retirée du corps immense, le silence du néant plane désormais sur ces vastes solitudes, la montagne est morte. Toutefois, la grande victime ne succombe pas sans révoltes et, dans les convulsions formidables de son agonie, elle vient, à son tour, porter la dévastation et la mort dans les demeures mêmes de son irréconciliable ennemi, comme si cette justice immanente qui imprègne le monde trouvait un refuge jusque dans l'inconscience des choses.

Il a bien fallu chercher un remède à de pareilles catastrophes. Ce sera II. 18

MAI 1898 (37 ANNÉE).

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l'honneur du Corps forestier de l'avoir trouvé et de l'avoir mis en pratique. Les conceptions les plus grandioses et les plus savantes ont été réalisées; des travaux surprenants de hardiesse et merveilleux par leurs résultats ont été exécutés ; l'impossible a été fait.

Aux grands maux les grands remèdes, dit un proverbe. Prévenir vaut mieux que guérir, répond la sagesse des nations. Le but que nous nous proposons, dans ces quelques réflexions, est d'étudier, avec le soin que comporte un aussi grave sujet, ce qui a été fait et ce qui reste à faire, au point de vue préventif, dans l'œuvre de la restauration des montagnes. Ce qui a été fait, ce sont les lois de 1860, 1864 et 1882. Les deux premières envisagent le cas où l'intérêt public exige que les travaux soient rendus obligatoires, par suite de l'état du sol et des dangers qui en résultent pour les terrains inférieurs; la troisième ne vise que les dangers nés et actuels. (Articles 4 de la loi de 1860, 1er de la loi de 1864, 2 de la loi de 1882). Les lois de 1860 et 1864 ont donc un caractère préventif qui manque à la loi de 1882, essentiellement curative. De plus, tandis qu'un décret rendu en Conseil d'État suffisait, avant 1882, pour la déclaration d'utilité publique des travaux (article 5 de la loi de 1860), cette déclaration ne peut aujourd'hui résulter que d'une loi (article 2 de la loi de 1882). De là, les lenteurs et les retards que signale si judicieusement M. Bouquet de la Grye et qui font perdre un minimum de 5 années, depuis la mise à l'étude du projet jusqu'au commencement de travaux cependant qualifiés d'urgents. Il en résulte, à notre avis, une double cause d'infériorité pour la loi de 1882, moins expéditive que celles de 1860 et 1864 et dépourvue des avantages préventifs de ces dernières.

Mais, la disposition la plus grave de la loi de 1882 nous paraît encore provenir des articles 4, 18 et 19 obligeant l'État à acheter, dans les 5 ans à partir de la promulgation, les parcelles maintenues dans les périmètres, en exécution de l'article 16, et cela par voie d'expropriation. L'État se met ainsi à la merci du jury et l'exemple du périmètre de la Têt cité par M. Bouquet de la Grye fait ressortir, d'une façon caractéristique, les charges qui peuvent en résulter pour le Trésor. Le jury de Prades avait alloué 6.291.000 francs pour 1598 hectares de terrains ne valant sans doute pas 100.000 francs. Heureusement, ajoute M. Bouquet de la Grye, un vice de forme a permis de faire casser la décision du jury de Prades et de porter l'affaire devant celui de Foix, qui a réduit l'indemnité à 439.136 francs. Fort bien, mais que serait-il advenu, sans le vice de forme tutélaire?... Du reste, l'efficacité d'une loi se juge par ses effets et M. Bouquet de la Grye nous donne, à cet égard, des renseignements fort suggestifs. Sur les 1.200.000 hectares de terrains en montagne ruinés,

dont le reboisement est urgent, 138.861 hectares seulement étaient acquis par l'État, au 1er janvier 1897, pour la somme respectable de 23.004.950 francs. Que conclure de pareilles données, si non que la loi de 1882, par l'obligation qu'elle impose à l'État d'acheter et à tout prix les terrains å restaurer, édicte sa propre impuissance, affaiblit, comme à plaisir, l'action même qu'elle est destinée à exercer, tout en occasionnant au Trésor des charges énormes proportionnellement aux résultats obtenus?

Nous ne pousserons pas plus loin le parrallèle entre des lois édictées dans un même but, mais qui cherchent à l'atteindre par des moyens différents. Le seul moyen mis en œuvre par les lois de 1860 et 1882 est le reboisement; la loi de 1864 prévoit, au contraire, par son article 1er, que les terrains dont la consolidation est reconnue nécessaire peuvent être : ou gazonnés sur toute leur étendue - ou en partie gazonnés et en partie reboisés ou reboisés en totalité.

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M. Bouquet de la Grye a péremptoirement démontré qu'on ne peut arriver à l'extinction des torrents que par des travaux de correction de leurs lits et le reboisement de leurs berges; c'est le seul remède aux dangers nés el actuels. Mais il constate, avec non moins de raison, que l'état de dénudation du sol, cause de ces dangers, est aussi bien dû à l'appauvrissement des pâturages qu'au déboisement. Par conséquent, tant qu'on n'aura rien fait pour arrêter cet appauvrissement, tant qu'on ne se sera pas préoccupé du gazonnement des montagnes, on n'aura pris aucune mesure préventive; les dangers nés et actuels combattus à grands frais sur un point surgiront bientôt sur un autre, la lutte pour la régularisation du régime des eaux dans les montagnes sera éternelle. Telles sont les raisons qui nous font considérer la loi de 1864 comme supérieure, par les moyens qu'elle préconise, à la loi de 1882.

On nous objectera peut-être les prescriptions du titre II de cette dernière loi relatives à la mise en défens et à la réglementation des pâtu rages communaux; mais il est à remarquer que la mise en défens est aussi onéreuse pour le Trésor que peu pratique dans les régions où l'élève du bétail est la seule ressource des populations, et c'est ce qui explique la très faible extension prise, depuis 1882, par cette mesure préventive. Quant à la réglementation des pâturages communaux, elle est malheureusement restreinte aux communes dont les noms sont inscrits au tableau annexé au règlement d'administration publique prévu par l'article 23. Cette restriction nous paraît désastreuse; nous la considérons comme une des principales causes de l'insuffisance de la loi de 1882 qui deviendrait, d'un seul coup, à la fois curative et préventive, par la simple inscription au tableau de toutes les communes situées en montagne,

dans les régions des Alpes, des Pyrénées et du Plateau central. Cette mesure nécessaire ne serait cependant pas, à notre avis, suffisante et il faudrait la compléter par l'Organisation du Régime pastoral.

La question qui se pose actuellement et dont se sont préoccupés, pour la résoudre en sens contraires, des esprits éminents, est celle de savoir si la loi du 4 avril 1882 suffit pour donner une solution satisfaisante au problème de la restauration des montagnes, ou s'il est nécessaire de la compléter par une loi nouvelle organisant le régime pastoral, comme la loi du 21 mai 1827 a organisé le régime forestier.

L'auteur des Études sur l'Économie Alpestre, ce monument si magistralement élevé à la science pastorale, se prononce, à ce sujet, de la façon la plus catégorique et la plus éloquente. Dans son admirable chapitre XVI sur la marche à suivre dans l'œuvre de la réglementation des pâturages en général, M. F. Briot s'élève, avec une hauteur de vues et une puissance de conviction saisissantes, contre « les idées << émises par plusieurs écrivains, d'après lesquels il n'y aurait rien d'u<«< tile à tirer de la réglementation des pâturages tracée par la loi de « 1882, par la raison que les mesures prescrites ne sauraient être appli«<quées coercitivement aux communes ». Il estime au contraire « qu'ob<< tenir le progrès pastoral par des discussions libres, la persuasion, <«<l'enseignement, des exemples, est une voie assez sûre et séduisante << pour que l'Administration s'en contente ».

Voilà, en quelques mots, tout un programme et des plus nets. Il émane d'un de ces esprits élevés qui, puisant leurs inspirations aux sources pures de la science et de la raison, sont naturellement enclins à juger des autres d'après eux-mêmes. Mais M. Briot ne fait-il pas une abstraction trop absolue des instincts et des passions qu'on trouve toujours au fond de la nature humaine et qui y sont, si souvent, prédominants? L'humanité n'obéirait-elle plus, désormais, aux mobiles qui ont si souvent, jusqu'ici, déterminé ses actes et qui s'appellent l'égoïsme, la cupidité, l'ignorance, l'imprévoyance, la routine? S'il en était ainsi, nous partagerions, sans restrictions, l'opinion de M. Briot. Mais, bien qu'indemne du noir pessimisme qui distingue notre fin de siècle, nous croyons qu'il importe de se mettre en garde contre de trop généreuses illusions.

Il nous paraît d'ailleurs certain que la loi du 4 avril 1882 n'est et n'a été, dans la pensée du législateur, qu'une loi d'attente, une sorte de préface à la véritable loi qui doit organiser le régime pastoral. Nous n'en voulons d'autres preuves que l'insuffisance relative, l'effacement voulu des prescriptions du titre II, comparés à la réglementation précise et for

melle des travaux à exécuter dans les périmètres. La loi du 4 avril est, avant tout, une loi de reboisement et ne s'occupe que subsidiairement des améliorations pastorales. Comment s'expliquer, s'il en était autrement, les restrictions de l'article 12 jugées inadmissibles par M. Briot lui-même, ainsi qu'il le développe, si judicieusement, dans son chapitre xv, paragraphe 2 du livre III, et l'insuffisance de l'article 13 dont l'efficacité paraît aussi à M. Briot « un peu illusoire » ? Sans doute, ainsi qu'il le fait observer, l'agent forestier, isolé dans la commission, n'arrive pas les mains vides et il dispose, pour appuyer son action persuasive, des libéralités promises par l'article 5, qui conduisent à l'applica- · tion de la formule do ut des, sur laquelle M. Ch. Guyot fonde de si belles espérances1. Mais, ne pourrait-on pas objecter à M. Guyot qu'en dehors de ce qu'il y aurait de choquant à voir le marchandage érigé en système d'administration, la formule do ut des peut devenir une arme à deux tranchants, en ce sens qu'elle est de nature à accroître les exigences, à encourager, par suite, les réticences et à réserver, en fin de compte, tout le profit aux plus habiles? Sans entrer plus avant dans cette discussion, nous nous bornerons à conclure, après la démonstration aussi éloquente que lumineuse de M. Émile Cardot 2, à la nécessité de l'organisation du régime pastoral.

Il n'est de lois fécondes et durables que celles qui s'imposent par leur justesse et se font aimer par leur justice. Nous voudrions donc que la nouvelle loi fût aussi libérale et aussi peu gênante que possible. Destinée à réprimer des abus néfastes à l'intérêt général, elle devait tenir largement compte des besoins essentiels des populations pastorales et faire appel, dans ce but, à toutes les ressources que la science, dans ces dernières années, a mises à la disposition des forestiers.

Nous n'ignorons pas que, lorsqu'on s'engage dans une discussion aussi grave que celle que nous avons abordée, il ne suffit pas de critiquer et de se renfermer dans des généralités. Il faut encore avoir le courage de son opinion, la manifester clairement et la soutenir de son mieux. C'est ce qui nous détermine à donner à notre pensée une forme concrète et à formuler un projet de loi posant les principes qui devraient présider, selon nous, à l'organisation du régime pastoral. Cette entreprise est, de notre part, singulièrement téméraire; qu'on veuille bien l'excuser, en considération des raisons qui nous la dictent.

1.

Revue des Eaux et Forêts, du 25 janvier 1896, page 5. 2. Revue des Eaux et Forêts, du 10 juin 1896, page 257.

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