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juive, qu'ils attendaient le succès de Déroulède pour étendre la guerre civile, et qu'ils s'apprêtaient à recommencer. C'était tout le complot, avec ses ramifications en province, le pacte avec Guérin, les tentatives d'alliance du côté des « patriotes », le projet du duc d'entrer en France par la frontière du Luxembourg (rapport du gendarme de Montguyon). Mais, ici encore, Dupuy ferma les yeux; il ne fit arrêter aucun des chefs de celte action « parallèle », ni Buffet, ni même Guérin, et, jetant dans un tiroir ces documents écrasants, il laissa dire que les perquisitions n'avaient donné que des résultats dénués d'intérêt. Bien qu'il fût devenu, en épaississant, fort paresseux et qu'il passat une partie de son temps à jouer à la manille, une telle complaisance ne s'explique pas par l'incurie. Se disait-il qu'il avait avantage à tenir les royalistes par la menace de sortir leurs papiers et qu'à envoyer Buffet, Ramel et Guérin devant la Haute Cour, avec Déroulède et Habert, il ferait apparaître en trop de clarté que Dreyfus et « l'honneur de l'armée » n'étaient pour eux qu'un prétexte? Buffet et ses principaux collaborateurs ayant refusé de répondre au juge Fabre, Dupuy n'insista pas. Il réfléchit toutefois qu'une si complète inaction semblerait suspecte et imagina, ce qui était bien de sa façon, d'ordonner une instruction générale contre toutes les Ligues, y comprise celle des Droits de l'Homme, pour infraction à la vieille loi, tombée en désuétude, sur les associations, non autorisées, de plus de vingt personnes (1). Ainsi, parce que la Ligue des Patriotes, qui s'était reconstituée après avoir été légalement dissoute, avait été le berceau d'un attentat, et parce que les autres ligues et groupements avaient

(1) 2 mars 1899. Ligue des Patriotes, Ligue antisémitique, Jeunesse royaliste. (Instr. Pasques, 129; Instr. Fabre, 158.)

conspiré contre la République ou s'étaient livrés à des tentatives insolentes d'embauchage, on traquait une association qui n'avait pas cessé de recommander le respect de la loi et de l'ordre, et dont le premier acte avait été de solliciter l'autorisation du gouvernement. C'était à Brisson que cette demande avait été adressée, et, si Brisson l'avait repoussée, s'attirant cette vigoureuse réplique de Trarieux : « Quelles associations pourront prétendre à se créer une existence légale, si une ligue fondée pour la défense de la loi et de la liberté individuelle, c'est-à-dire pour ce qui est le fondement même de l'ordre républicain, en est à exciter la défiance?... (1) », du moins il avait consenti à la tolérer. Maintenant, Dupuy dénonçait ce pacte tacite, sans autre prétexte que la faute d'autrui, et c'était si bas que, lui-même, il en eut presque honte, n'osa pas proposer au Sénat de lever l'immunité de Trarieux et limita la poursuite aux autres membres du bureau. Trarieux s'en plaignit à la tribune (2), demanda à être mis en cause avec tout le comité qui lui en avait donné mandat et qui comprenait d'autres membres de la haute Assemblée, Clamageran, Ranc, Isaac, Delpech et Ratier. Lebret, avec sa rouerie de bas-Normand, donna à entendre « que la procédure n'était pas close ». A l'audience, Trarieux, pour prendre sa responsabilité et revendiquer celle de ses amis, présenta lui-même la défense de Duclaux, « accusé invraisemblable qui était la Science au service du Droit (3)».

Le tribunal prononça un même jugement (platonique)

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(1) Lettre à Brisson du 23 juillet 1898. Trarieux en donna lecture dans son plaidoyer pour Duclaux. (Cinq plaidoiries, 254.)

(2) Séance du 27 mars 1899.

(3) Cinq plaidoyers, 237.

pour toutes les ligues la dissolution et 16 francs d'amende avec application de la loi de sursis (1).

Ainsi Guérin échappa à cause de Duclaux, qui était poursuivi à cause de Déroulède.

Pour la société de Jésus, qui était l'artisan de toute la crise, Dupuy l'ignora. Son souci d'une justice égale pour tous, l'impartialité qui, entendue de la sorte, n'est qu'une forme hypocrite de l'injustice, n'allait pas jusqu'à faire asseoir le père Du Lac sur les bancs de la police correctionnelle.

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Le Sénat, pour se débarrasser de lui, n'avait qu'à repousser la loi de dessaisissement.

Les sénateurs, quand ils nommèrent leur commission (le jour même de la mort de Faure), s'étaient divisés en deux fractions presque égales: 123 pour la loi et 113 contre, et la majorité, dans la commission, n'était que d'une voix, 5 contre 4 (2). Bérenger el Waldeck-Rousseau, qui prirent la tête de la résistance, essayèrent de déplacer ces quelques suffrages.

Le drame subit de l'Élysée, « le coup terrible » qui frappait les ennemis de Dreyfus, puis l'élection de Loubet, semblèrent d'abord les servir. Visiblement, le courant changeait. Encore quelques jours, et la voix impérieuse des circonscriptions se taira, s'affaiblira; il n'y aura même plus profit à sacrifier le Droit aux fu

(1) 19 et 25 avril, 2 mai et 27 juin 1899.

(2) Ouvrier, Pauliat, Guérin, Legludic et Bisseuil, favorables: Bérenger, Cazot, Maxime Lecomte et Morellet, hostiles.

rieuses passions. Quelle plus belle tentation que de commencer la nouvelle présidence, le nouveau règne, par le retour aux principes, que de faire tomber Dupuy d'une chute qui serait une leçon de politique et de morale!

Dupuy, avec la perception très nette du danger, pressa la commission, sa majorité d'une voix, de gagner de vitesse le temps qui était contre lui. Elle avait élu pour président Guérin, le ministre de la Justice de 1894, l'homme du monde qui aurait dù tenir le plus à honneur de réparer le crime judiciaire de Mercier et de ne pas frapper les juges, parce qu'ils allaient absoudre. Guérin, qui était tout à Dupuy, convoqua d'urgence la commission le 20 février, dès le surlendemain du congrès et, le jour même, après une rapide audition de Lebret, on donna le rapport à Bisseuil, radical à tout faire, l'un de ces parlementaires qui font consister la politique dans les profits de gouvernement pour leur clientèle et, de plus, ancien avoué, qui avait puisé dans la procédure et la chicane le mépris du Droit. Il bâcla son rapport dans la nuit et le déposa le lendemain.

Rien de pareil n'avait encore été présenté au Sénat. Le rapport, s'il eût invoqué seulement les pointages de Lebret, eût été honorable auprès de cette compilation d'hérésies juridiques, de plaisanteries à l'adresse des naïfs à qui répugnent les lois d'exception, d'insolences à l'adresse des membres de la Chambre criminelle. Les diffamations et les niaiseries de Quesnay sont pour Bisseuil « les graves accusations formulées par un haut magistrat de la Cour suprême ». Les « appréhensions de l'opinion publique » ont été « légitimées» par Mazeau et ses deux collègues ; ils ont établi péremptoirement que les passions avaient envahi le prétoire »; la partialité des juges résulte « des données certaines de l'en

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quête» (le grog chaud et l'urinoir). Le mot devant lequel Lebret lui-même avait reculé, Bisseuil le répète à dix reprises : « Il y a suspicion légitime »; « la suspicion légitime est la cause du dessaisissement ». (Dupuy, à la Chambre, avait dit le contraire.) Ainsi le dessaisissement est conseillé « par la Cour de cassation elle-mème, représentée par son président et ses deux doyens », <«< que voulait-on de plus ? et pourtant la mesure « n'entache pas l'honneur des juges »; « si elle eût impliqué leur indignité», Mazeau avec Dareste et Voisin « y auraient regardé de plus près ». (Quoi ! la passion, la partialité avérées n'entacheraient pas l'honorabilité, la bonne foi d'un magistrat ?) Enfin, « toutes les lois sont des lois de circonstance »>, (( il ne peut rien y avoir d'arbitraire, de dictatorial ou de révolutionnaire dans une loi soumise aux appréciations libres du Parlement », et la loi actuelle n'est pas d'exception, puisqu'elle augmente les garanties des justiciables ».

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Les revisionnistes, quand ils connurent ce factum, se persuadèrent que le commentaire tuait le projet. Au contraire, le cynisme du rapporteur, nul argument, hors l'espoir avéré de changer le jugementen changeant les juges, intimida tous ceux qui ne demandaient qu'à être lâches et doubles. Comme l'avaient fait les députés, les empiriques du Sénat se répandirent en gémissements sur la dure nécessité, les sacrifices qu'on doit à la politique, les questions qui ne sont plus entières, les fautes qu'on ne saurait laisser inachevées et qui s'imposent, le courage (le vrai) qui consiste à charger sa mémoire, à voter contre sa conscience, dans un intérêt supérieur. Ces sortes d'« intérêt supérieur » (désarmer les passions hostiles, apaiser) se confondent presque toujours, par une coïncidence singulière, avec des intérêts particuliers ou de clientèle. Et c'était,

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