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disait-on (1), l'avis de Loubet lui-même, encore sous le coup des huées qui l'avaient accueilli à son retour de Versailles, à peine installé ; il redoutait de s'embarrasser sitôt d'une crise ministérielle, réservait pour plus tard le renvoi de Dupuy et le retour intégral au Droit.

On s'étonnait de la mollesse qu'apportait Dupuy à réprimer les auteurs des attentats contre le pouvoir exécutif et le législatif; on s'associait à son attentat contre le judiciaire. Tout cela cependant se tenait, comme les mailles d'une chaîne, comme Brumaire et Fructidor. J'écrivis dans le Siècle : « On demande, on cherche quels sont les complices de Déroulède. En voici au moins deux. Vous, Dupuy. Vous, Lebret (2). »

Encore une fois, l'avantage revint à l'offensive. Il eût fallu maintenir la question annoncée sur les scènes de la gare Saint-Lazare, interpeller sur les menées royalistes, dénoncer à la tribune la comédie des pseudopoursuites. Dupuy, très adroitement, y para, en lançant tout de suite son Bisseuil, qui fit la trouée, détourna les coups sur lui. Une autre manoeuvre fut de laisser dire que le texte étroit de la loi, s'il était accepté par le Sénat, permettrait à Mazeau d'en finir en quelques jours, de supprimer l'audience publique des Chambres réunies et le débat contradictoire, puisqu'il n'en était pas fait expressément mention (3), d'« enterrer» la Revision << avant le 20 mars (4) ». Dupuy, au bon moment, désavouera cette interprétation, aura ainsi l'air

(1) Sénat, 27 février 1899, Girault (du Cher): « On vient faire circuler le bruit que le Président de la République... etc. » (2) 27 février 1899.

(3) « Après la fin de l'enquête, il sera statué par les Chambres réunies. »>

(4) Aurore du 26. On racontait que Dupuy avait parié un déjeuner avec Binder, député nationaliste de la Seine, que, dans un mois, la Cour aurait rendu son arrêt.

de céder quelque chose. Enfin, il posa d'avance, avec une brutalité extrême, la question de confiance, déclara qu'il mettrait aux sénateurs le marché à la main, les rendrait responsables de la crise (1).

A la Chambre, il l'avait emporté en une séance, sans presque combattre. Il lui fallut trois jours (2) pour vaincre au Sénat, pour faire entrer dans la loi la monstrueuse illégalité, qui n'avait paru qu'une sottise, la première fois où l'idée en vint à Cavaignac.

La veille du débat, Guyot, dans un de ces articles documentés où il excellait, où les faits parlaient, observa que le projet de Dupuy n'aurait même pas pu être discuté dans un autre pays civilisé. Tous ont inscrit dans leurs Chartes que « nul ne peut être distrait de son juge naturel (3) ». La catholique Espagne elle-même, malgré l'Inquisition et les moines, y a insisté en termes exprès : « Nul Espagnol ne peut être poursuivi ni jugé, sinon par le juge du tribunal compétent, en vertu des lois antérieures au délit et en la forme que ces lois prescrivent (4). » Cette vérité de droit naturel, si la France, après l'avoir écrite dans la Constitution de 1790, ne l'a pas répétée dans les Constitutions ultérieures, c'est qu'elle avait paru, aux Bonapartes comme aux Bourbons, trop évidente, hors d'atteinte.

La résignation de Loubet attrista les adversaires de la loi, mais sans les ébranler.

(1) 27 février 1899.

(2) 27 et 28 février, 1er mars.

(3) Article 8 de la constitution belge. - De même, articles 58 de la constitution suisse, 7 de la constitution prussienne, 150 de la constitution hollandaise, amendement 6 à la constitution des États-Unis, etc.

4) Article 9 de la constitution de 1845.

Mazeau n'osa pas assister aux séances (1).

Maxime Lecomte, qui parla le premier, posa solidement la question, qualifia l'enquête sur la Chambre criminelle « une des plus grandes hontes du siècle ». << Les arrêts dictés par l'opinion publique, je n'appelle plus cela la justice, mais l'arbitraire, et l'arbitraire sans honneur. >>

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Le débat s'éleva surtout avec Bérenger. « Ferme républicain et très ferme catholique », disait-il de lui-même, il avait trouvé dans son héritage familial l'intransigeance juridique et, quand il s'agissait de la liberté et du droit, ne connaissait plus ni amis ni ennemis. Il avait même voté contre la proposition de WaldeckRousseau, à l'époque de la mise en jugement de Picquart, « bien que ce fùt une loi de procédure et malgré l'incontestable utilité qu'elle pouvait avoir » ; mais « il lui avait reconnu le caractère d'une loi de circonstance », et cela avait suffi à l'en écarter. Au contraire de la plupart des hommes de réaction et de beaucoup de néo-jacobins, il n'avait pas de principes intermittents et son phare de justice n'était pas à éclipse.

Il répondit à Lamarzelle, qui, au nom de la Droite, avait dit de la loi (ou à peu près): « Notre loi (2) », et à Bisseuil. Nulle flétrissure ne pouvait tomber de plus haut que la sienne sur les procédés, « indignes du caractère français », qui avaient été employés contre des magistrats irréprochables, et il marqua les auteurs de ces vilenies; d'abord Herqué: « Je n'aurais jamais cru qu'on osat charger un officier d'une mission sem

(1) Son absence fut constatée le 27 par Monis et le 28 par Morellet.

(2) « Ici, nous ne faisons pas autre chose... (Applaudissements ironiques à gauche.) Pourquoi ne dirais-je pas « nous », puisque ce projet du gouvernement devient mien, étant donné que je le vote ? »>

blable... (1) » ; puis Quesnay, « l'espion volontaire qui est venu tout à coup vendre à la presse le résultat de ses délations contre des collègues qui avaient été des amis ». Or, non seulement « le juge naturel », la Chambre criminelle, n'a point démérité, mais il est surprenant que la Cour de cassation « n'ait pas encore été autorisée »> à enquêter sur la communication clandestine des pièces secrètes aux juges de Dreyfus. Une telle violation du droit est « plus grave encore » qu'une condamnation injuste.

Billot était à son banc; il se tut ainsi que Dupuy et Guérin; il ne se trouva personne pour reprendre le fameux mensonge que Dreyfus avait été « légalement et justement condamné ».

Que disent les défenseurs de la loi ? Qu'il s'agit seulement d'une question de procédure? Non, ce sont les principes mêmes sur lesquels se fonde la sécurité individuelle autant que la liberté des citoyens ». Vous ne laisserez pas toucher à ce trésor national, au dépôt sacré que nous tenons de nos pères.

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Tillaye, l'ancien ministre (démissionnaire) de Brisson, attaqua la Chambre criminelle sur le retard apporté au règlement de juges : « Parmi les témoins de cette triste affaire, il en est un qui est en même temps un accusé et qui ne demande qu'à rester en prison, à ne pas être jugé! Il est l'artisan de la Revision... »

(1) Zurlinden protesta que le capitaine Herqué avait été seulement chargé de rendre compte de sa mission spéciale, « qu'il avait été amené » à signaler « les marques de déférence exagérée que Picquart recevait de certains membres de la Cour », mais que, tout en approuvant l'initiative de cet officier », le gouverneur de Paris « n'avait pas cru devoir donner suite à ses rapports ». « Il n'y a rien dans cette manière d'agir qui permette de nous attribuer le sentiment bas d'espionnage... (Lettre du 28 février 1899 au ministre de la Guerre.)

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Or, le retard, comme on a vu, incombait à Dupuy luimême (1).

Monis dégagea un argument nouveau: que le Sénat, corps politique, n'avait pas le droit de s'ériger en juge des juges. « Vous proposez, non pas de créer un tribunal pour juger les juges, mais d'être vous-mêmes ce tribunal... Vous n'offrez pas la garantie d'un tribunal. » Il n'eût pas été girondin s'il n'eût déclamé un peu : « Ce serait tomber trop bas que de consacrer par nos votes une loi qui nous mettrait au ban des peuples civilisés. »

On entendit à peine Lebret. Il parla sous lui, d'une voix sourde, au milieu du bruit, rejeta tout sur Mazeau qui, << spontanément », avait donné l'avis de changer les juges.

A plusieurs reprises, Le Provost de Launay, un radical obscur du nom de Legludic, d'autres encore, avaient crié aux orateurs que le Sénat, s'il rejetait la loi, se rendrait impopulaire. Morellet releva le défi : « Et quand nous devrions braver l'impopularité, faudrait-il hésiter à suivre les inspirations de notre conscience et de notre raison?» Il rappela qu'il avait fallu, naguère, au temps. de Boulanger, « affronter une autre impopularité passagère»; le Sénat ne recula pas devant le devoir; c'est sa fermeté d'alors qui lui a valu l'estime des amis de la liberté ».

En fait, tout le secret du vote à rendre était là. Bien que plus loin des aveugles courants populaires que les députés, les sénateurs s'en inquiétaient, les vingt-cinq ou trente de qui dépendait la majorité. Ils eussent volontiers fait bon marché de Dupuy, qui n'inspirait plus confiance à personne, mais ils redoutaient l'accu

(1) Voir t. IV, 507.

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