Page images
PDF
EPUB

mais l'avez-vous dite tout entière?» Suivait l'histoire, jusqu'alors inédite, du bordereau annoté : « Vous en possédez une photographie et vous l'avez apportée sur vous à Rennes. Si cette affirmation est très sérieuse et très exacte, confirmez-la; si elle est en partie erronée, rectifiez-la (1). »

La lettre, datée du 13 août, du lendemain de la déposition de Mercier, parut le 14, mais sans que les défenseurs de Dreyfus y fissent attention, habitués qu'ils étaient à traiter par le mépris ce genre d'inventions, les plus dangereuses, et, au surplus, détournés tout à coup du procès lui-même par l'un des épisodes, à la fois les plus tragiques et les plus mystérieux, de l’Affaire.

VIII

Le lundi matin, peu après six heures, comme Picquart et Gast se rendaient au conseil de guerre, ils furent hélés par Labori, qu'ils avaient vu sortir de sa maison, place Laennec, et qui les rejoignit sur le quai du canal de la Vilaine (2). Sa femme, à cause de ses

[ocr errors]

(1) Gaulois du 14 août 1899 : Nous recevons la lettre suivante dont nos lecteurs apprécieront la gravité et l'importance... » La lettre fut reproduite, le lendemain, par la Libre Parole et par l'Intransigeant qui y reconnut la main ( d'un ancien ministre ». - Voir Appendice III. — JAURES : « L'article du Gaulois fut distribué à Rennes dans les cercles militaires, envoyé directement aux juges. » (Discours du 7 avril 1903.)

(2) Instruction Guesdon (le juge chargé de l'enquête sur la tentative d'assassinat contre Labori); Procès Labori contre la Libre Parole (13 décembre 1899); BARRÈS, loc. cit., 167 et suiv. ; récits de Gast et de Picquart, dans le Temps du 15 août; articles de Claretie, Marcel Prévost, Jaurès, etc., dans les journaux du lendemain. - Gast m'écrivit le jour même une longue lettre qui donne, certainement, la version la plus exacte de l'attentat.

cartes d'audience qu'elle avait oubliées, rentra un instant. Labori, un peu en retard, hâtait le pas, causant avec animation: « Il faudra bien que Mercier réponde aujourd'hui ! » Picquart, agacé par un rôdeur qui avait l'air de vouloir écouter, engage l'avocat à moins élever la voix.

L'individu, vers qui Picquart s'était retourné, était un homme jeune, le visage allongé avec des yeux vifs et une petite moustache roussâtre, au teint hâlé comme celui des paysans, presque bronzé, mais ayant plutôt l'air d'un ouvrier, vêtu d'une veste noire à manches blanches et coiffé d'une casquette plate à rabattement (1).

Le quai, à cette heure, était peu fréquenté, deux ou trois mariniers occupés à démarrer ou à décharger leurs bateaux ; il n'y avait du monde que plus loin, à l'avenue de la Gare; là (2), aux abords du lycée et de la prison, un groupe de gendarmes et de militaires, de la police, quelques Rennais venus, malgré le lourd temps d'orage, la pluie menaçante, pour assister à l'entrée des membres du conseil de guerre et des témoins.

Soudain (3), un coup de feu retentit el Labori, au même instant, s'abat avec un grand cri, « pareil au rugissement d'un animal blessé»: « Assassin ! », la face contre terre, tiré presque à bout portant (4), une balle de revolver dans le bas du dos. Picquart et Gast, « persuadés qu'il était mort (5) », se précipitèrent, comme mécaniquement, à la poursuite de l'assassin qui n'avait pas

(1) Instr. Guesdon, dép. Gast, Picquart, Avril, Lahaye, etc. (2) A 200 pas. (Lettre de Gast.)

(3) « L'attentat est de 6 h. 15. » (Ibid.)

(4) « Le meurtrier n'avait pas déchargé son arme à plus de quatre ou cinq mètres. » (Récit de Picquart.)

(5) Procès Labori, 13 décembre 1899, Gast.

plutôt tiré qu'il avait pris la fuite; rebroussant chemin, il s'engouffrait déjà dans le sentier de halage qui borde la Vilaine, à quelques pas de l'entrée du pont de Richemond où l'attentat avait eu lieu. Tout cela en moins d'une minute.

Bien qu'il courût à toutes jambes, un batelier qui, au bruit, avait sauté de sa péniche, le reconnut au passage pour le même homme qu'il avait vu, le vendredi précédent, allant et venant, vers la même heure, aux abords du même pont et examinant les lieux. Son premier mouvement fut pour lui barrer la route, le second de reculer devant le revolver que le meurtrier braqua sur lui, tout en continuant à fuir et criant: « Laissez-moi passer! Je viens de tuer Dreyfus (1)!» ou « un Dreyfus (2)!» Impossible qu'il ait cru tuer Dreyfus qui ne se promenait pas sur les quais; un Dreyfus désignait, à Rennes, les partisans de la revision. Le marinier dit plus tard qu'il regrettait «de n'avoir pas pensé à le pousser à l'eau. » Gast et Picquart, à dix mètres, criaient: « A l'assassin! Arrêtez-le !» S'ils avaient eu leurs pistolets, ils l'eussent tiré comme un lapin. Mais ils étaient sans armes (3) et de beaucoup moins agiles (4). Il fila

(1) C'est la première version du batelier Avril, télégraphiée le 14, à 8 h. 30 du matin, au Temps. Mème version dans le Temps du lendemain : « Il brandissait son revolver, criait : « Je viens de tuer Dreyfus! Place ou je vous casse la gueule! Même version dans l'Echo, l'Éclair, etc.

[ocr errors]

--

(2) Version de l'Aurore, d'après le même témoin, et du Petit Bleu, d'après les ouvriers qui virent passer l'assassin dans les bas quartiers: « Je viens de tuer le Dreyfus ! » « Cette phrase lui servait de mot de passe. - Le 16, l'Aurore donne cette variante, qui paraît la plus probable: Je viens de tuer un Dreyfus! Sur les intentions successives de l'assassin, voir p. 353.

))

(3) « Malheureusement, Picquart et moi, nous étions sans armes, ne voulant pas aller armés à l'audience.» Lettre de Gast.) (4) « Les onze mois de prison m'ont amolli les jambes. (Récit de Picquart.)

comme la flèche, gravit « avec une rapidité extraordinaire (1) » les vingt marches de l'escalier accoté au pont Laënnec, et coupa au travers du boulevard de ce nom.

Le marinier eût pu se joindre aux poursuivants; il se remit à décharger sa péniche. Deux ouvriers (2) qui, d'un peu plus loin, avaient assisté au meurtre, se portèrent au secours de Labori.

Le préfet Duréault et Viguié, le directeur de la Sûreté, avaient été invités expressément par Waldeck-Rousseau à assurer la protection des principaux protagonistes de l'Affaire, en raison de l'effervescence des esprits, du bruit répandu d'un complot contre Mercier ou contre Picquart, et des lettres de menaces que l'on recevait dans les deux camps. Ainsi deux gendarmes avaient été préposés, depuis le commencement du procès, à la garde de la maison de Labori. Leur consigne aurait dû être de l'escorter, ce qui eût empêché peut-être l'attentat. Ne le suivant pas, ils auraient dû rester à leur poste. S'ils ne s'en étaient pas éloignés (3), ils auraient saisi l'assassin qui, dans sa fuite, passa juste devant la maison. Seul, le valet de chambre de Labori apparut, aux cris qu'il entendit, et se joignit à Picquart et à Gast (4).

(1) Récit de Picquart.

(2) Guérette et Lahaye.

[ocr errors]

(3) « Les deux gendarmes qui avaient été préposés, depuis le commencement du procès, à la garde de ma maison, où ils se trouvaient en permanence devant la porte, n'étaient pas à leur poste. (LABORI, dans le Journal du 11 décembre 1901.) A l'enquête, les gendarmes expliquèrent qu'ils étaient à leur poste au moment de l'attentat; entendant des cris aux environs du pont Saint-Georges, « ils se seraient élancés vers ce bruit, juste au moment où l'assassin allait passer place Laënnec ». Cette version fut confirmée par Hennion.(Figaro du 20 août 1899). (4) Devant la maison de Labori, dans un accès de surexcitation folle, il a parlé : Je viens de tuer l'avocat de Dreyfus ! Matin du 15). Voir p. 353.

[ocr errors]
[ocr errors]

Ce quartier de Rennes est composé de plusieurs îlots. La Vilaine, venant de l'Est, de Vitré, se divise, un peu avan! d'arriver à Rennes, entre le pont de Cesson et le gué de Baud, en deux bras, le bras supérieur, canalisé sur plusieurs kilomètres, le bras inférieur, qui fait boucle, et forme lui-même deux autres bras qui communiquent entre eux par des petits canaux et rejoignent le canal principal, la Vilaine canalisée, au quai Richemond. L'un de ces bras borde au Sud la place Laënnec; l'autre passe, un peu plus bas, sous le pont Saint-Hélier et contourne l'École de Médecine.

L'homme, son coup fait, n'avait pas repris le bord du canal, parce qu'à fuir par l'avenue du gué de Baud qui prolonge le quai de Richemond, tout droit et à découvert, il y eût été trop aisément rejoint. Il s'était donc jeté, avec une parfaite connaissance des lieux, vers le bas quartier, coupé, comme on vient de voir, par les bras naturels de la Vilaine qui en font une espèce de Bruges bretonne, et fort enchevêtrée de ruelles. A l'angle inférieur de la place Laënnec, il enfila une rue bordée de murs et de jardins avec de rares maisons (rue Alphonse Guérin), qui aboutit à un chemin en remblai (1). Quelques habitants, au seuil de leurs portes ou de leurs jardins, des ouvriers qui allaient à leur travail, virent surtout son pistolet, le laissèrent passer. Pourtant deux jeunes gens et un maraîcher (2) eurent une velléité de courage; il leur cria « qu'il avait encore cinq balles qui seraient pour eux (3) ». Un peu plus loin, un employé des tramways lui mit la main sur l'épaule et Gast crut un instant qu'on le tenait; mais l'homme, en

(1) Récit de Picquart.

(2) Appel, Bouvet fils. (Instr. Guesdon).

(3) Il cria de même au témoin Jarrier: « Prends garde, je viens de tuer un homme, je ne te manquerai pas ! »

« PreviousContinue »