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Chouans, une description qui est restée exacte jusque dans les détails) était, en effet, le grand obstacle à la prise de l'homme; s'il était Breton, malgré l'air et l'accent du Midi que certains témoins lui attribuaient, le « gars », qui connaissait si bien les rues de Rennes, devait savoir mieux encore la campagne environnante. Jeune (environ vingt-cinq ans, trente au plus, selon tous ceux qui l'avaient vu), agile, résolu et sournois, comme il en avait donné la preuve (1), il est déjà loin, ou si bien caché que, sans quelque hasard, il restera introuvable. Couché dans l'une des inextricables haies qui courent autour de chaque champ, comme une muraille, ou dans les broussailles, non moins hérissées, des grandes forêts qui sont comme la haie circulaire de Rennes, des centaines d'hommes peuvent passer à côté de lui sans le voir. Ainsi, une fois dans la campagne, il n'a pas besoin d'autre complice que la nature. Mais il pourra aisément en avoir d'autres, non moins sûrs, un « gars » de sa paroisse qui, pour tout l'or du monde, ne le « vendra » pas (2), quelque vieille femme épouvantée, ou encore le successeur de l'un des fameux « recteurs » qui avaient fait, dix ans durant, le coup de fusil contre les bleus, pour la défense de la religion, et dont l'âme s'était continuée, n'avait pas beaucoup plus changé que la terre elle-même.

Le directeur de la Sûreté, conseillé par Cochefert. qui se trouvait à Rennes comme témoin, Hennion, passionné de son métier, le procureur général et le préfet, qui avaient une grande habitude du pays, multiplièrent les enquêtes et les battues, lancèrent dans toutes les

(1) Signalement donné par Picquart : « Air sournois, énergique et décidé. » (2) Mot d'un paysan à Claretie: Les gens de là-bas ne le livreront point. Voir p. 355, note 4.

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directions des centaines d'agents, des escadrons de gendarmerie, des compagnies entières d'infanterie, mais sans arriver à retrouver la piste perdue. Tout ce qu'il y avait de journalistes à Rennes, plusieurs fort frottés de police, qui s'étaient mis également en chasse, ne furent pas plus heureux. Ce qu'on apprit d'à peu près certain n'est relatif qu'aux trois ou quatre journées qui précédèrent le crime : qu'un individu, dont le signalement correspondait presque de tous points à celui de l'inconnu, était venu le vendredi, le samedi et le dimanche chez la cabaretière du pont Laënnec; qu'il était pauvrement vêtu, dinait d'un peu de boudin, d'un morceau de pain et d'une bolée de cidre, et parlait volontiers de l'Affaire qui aurait fait plus de bruit à Nantes, disait-il, qu'à Rennes; qu'il s'informa d'abord à quelle distance les curieux étaient refoulés, lorsque, le matin, avant l'audience, Dreyfus était conduit de sa prison au lycée, puis des heures où Labori allait à l'audience et en revenait; d'où la cabaretière concluait que l'homme était venu pour tuer le juif et, cause de la difficulté, s'était rabattu sur l'avocat; qu'il couchait à la belle étoile, dans les champs ou dans les granges; et que, l'avant-veille, après avoir marchandé des pistolets de petit calibre (1) à un armurier, il avait acheté le moins coûteux (2). On sut aussi, mais déjà les signalements devenaient moins précis, que le garde-barrière du passage à niveau de Bray l'avait vu traverser la voie peu après le crime, et que, vers sept heures, des gens du bourg de Cesson, le premier village sur la Vilaine en venant de Rennes, notamment la tenancière d'un débit en face du pont, avaient

(1) Huit millimètres.

(2) Instr. Guesdon, dép. Quatrebœuf, Grimaud.

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remarqué un homme qui marchait d'un pas rapide le long de la rivière, mais sur l'herbe, et non sur le chemin de halage détrempé par la pluie, où ses pieds auraient marqué (la preuve, selon la police, qu'il connaissait l'art de fuir »); il semblait inquiet et se retournait souvent; pourtant, si loin qu'on regardât, personne n'était à sa poursuite. Se sentant observé, il sauta dans un pré. « Encore un qui est de la bande du Soleil », aurait dit la femme Noyet à ses voisins (1). (Une bande de souteneurs et d'escarpes qu'on redoutait beaucoup.) Cependant cet homme de Cesson pouvait n'être qu'un vagabond ordinaire, et l'on eut, en effet, des renseignements contradictoires: que le meurtrier se serait arrêté, au sortir de Rennes, dans une ancienne auberge abandonnée, au lieu dit Roquemignon, où l'on avait pu cacher des vêtements de rechange (2), et qu'il avait été vu ensuite à Noyal-surSeiche, c'est-à-dire sur la route de Saint-Nazaire.

Il n'y avait done qu'à chercher partout, même à Rennes, où l'inconnu avait pu audacieusement rentrer, et c'est ce qu'on fit. Toutes les routes furent gardées et tout le pays, à dix et à vingt kilomètres, fut méthodiquement battu, la campagne encore couverte de moissons, les forêts de la rive droite, les bois de sapins et de petits chênes de la rive gauche, les fourrés de Cesson, les vieilles carrières de Couën, une suite de cavernes et d'éboulis recouverts de ronces et de chardons, avec des pentes à pic qui s'écoulent sur des étangs à l'eau dormante, tachée de nénuphars (3). Pas un village, pas une ferme, pas une école d'ignorantins

(1) Instr. Guesdon, dép. Noyet, Tuloup, etc.

(2) C'est l'hypothèse de Barrès. 171.)

(3) Récits du Temps, du Figaro, etc., suivis, à peine démarqués, par Barrès.

(les frères de Ploërmel) qui ne fût fouillé, et, de même, tous les garnis de la ville haute, les guinguettes du bas quartier qui offrent, pour quelques sous, l'hospitalité d'une nuit aux chemineaux et aux bohémiens, mais toujours sans résultat.

En ville, les ouvriers ou petits bourgeois, indignés de l'attentat qui déshonorait la vieille cité bretonne (1), déposèrent sans réticence, avec le désir évident d'aider la justice. La plupart des gens de la campagne se montrèrent, au contraire, réservés, désireux surtout de n'être pas mêlés à l'odieuse Affaire; il fallut leur arracher des lambeaux de renseignements sur les gens suspects qu'ils avaient rencontrés. L'un d'eux, un cultivateur qui rentrait chez lui, convint qu'il aurait pû arrêter l'assassin; l'homme, en courant, cria: «Laisse-moi passer, je viens de tuer Dreyfus. Alors passe (2) ! »

Vers le soir, ie fossoyeur de Cesson (3) raconta à Viviani qu'à onze heures du matin, alors que les gendarmes avaient déjà annoncé au village la nouvelle du crime, il avait vu le meurtrier dans son cimetière, étendu contre une fosse fraîchement creusée, la casquette rabattue sur le visage et un revolver dans sa main droite; qu'il en avait parlé à « des gens qui lui faisaient du bien » et que ceux-ci lui avaient ordonné de s'en taire (4). Mais on s'aperçut qu'il n'avait pas la tête solide et qu'il avait bu.

(1) Voir p. 356 la proclamation du maire Lajat.

(2) Matin du 23 août 1899.

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4) Autre version : « Pourquoi n'avez-vous pas couru chercher les gendarmes ? Leurs affaires ne sont pas les miennes. Mais si l'on vous avait mis en prison? - Le vieux fossoyeur secoue la tête et, avec une manière de grandeur simple : J'aurais eu au moins du pain. Je n'en ai pas toujours, et j'aime mieux ça que d'aller vendre mon prochain. (Matin du 18.)

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Cette immense bredouille accrut nécessairement l'effervescence des revisionnistes, surtout à Rennes (1). Dans le drame à jet continu où ils vivaient depuis si longtemps, les plus réfléchis avaient perdu l'habitude de raisonner de sang-froid, n'écoutaient que leur pas

sion.

Au premier moment, sur la nouvelle que des papiers importants avaient été pris sur Labori à peine tombé, il n'était pas défendu de croire que le meurtrier avail des complices (2). Le vol démenti, l'hypothèse croulait; mais nous fûmes seulement quelques-uns à y renoncer. La plupart des revisionnistes s'obstinèrent à dire et même à croire que le coup avait été prémédité par

(1) Le préfet renforça les mesures d'ordre; le maire Lajat el le député Le Hérissé adressèrent une proclamation aux habitants : « Un abominable attentat, dont l'auteur ne peut se réclamer d'aucun parti, vient de déshonorer notre chère ville de Rennes... Résistez aux provocations... etc. » L'archevêque, le cardinal Labouré, supprima, par prudence, la procession annuelle du 15 août; les curés lurent en chaire une lettre du prélat: « Notre religion ne peut être le témoin d'un attentat sans le réprouver la première, ni de haines fraternelles sans chercher à les apaiser. »

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(2) « On n'assassinait pas simplement pour le plaisir. On se proposait un but utilitaire. Is fecit cui prodest. Comment les jésuites expliquent-ils qu'au moment où Labori tombait, plusieurs personnes se soient trouvées là tout à point pour lui vider ses poches ? Le vol des papiers succédant immédiatement aux coups de revolver montre le concert de la bande.... CLEMENCEAU). Quand tu crus voir venir à toi le bon Samaritain, c'est un pharisien infàme qui, faisant mine de te secourir, volait tes papiers. » (ANATOLE FRANCE.) De même Cornély, Marcel Prévost, Yves Guyot, Harduin, ete. - Ce fut aussi mon premier sentiment: « C'est un crime froidement prémédité, calculé, ordonné par des hommes qui suivaient un plan, avaient sujet d'avoir peur pour eux ou leurs clients de la parole vengeresse de Labori, tremblaient devant les documents dont ils le croyaient détenteur. » Gast m'avait écrit : « C'est certainement un complot; le vol des papiers le prouve. » Les papiers, comme on le sut plus tard, étaient une lettre de Clemenceau à Jaurès et une lettre de moi à Labori,

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