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serait moins aisément tiré du questionnaire de Labori. C'était encore une illusion. Nous allons revoir Labori à l'audience et Mercier échappera à nouveau, traqué sans doute avec plus de vigueur par ce chasseur plus jeune et moins ménager de sa poudre, mais faisant tête avec le même sang-froid, se dérobant dans les mêmes obscurités et aussi insensible aux coups (1). Jusqu'au bout, dans l'optique contradictoire des passions, il apparaitra, dans le même moment, vainqueur et vaincu, abimé sous tout ce passé de ténèbres et grandi par lui, par la confession de tout ce qu'il a osé pour sauver l'armée.

XII

Les autres ministres de la Guerre passèrent à leur tour le défilé, Billot et Chanoine mal à l'aise, à bout d'arguments, Cavaignac et Zurlinden plus solides, en raison de leurs ceillères, et faisant bouclier, selon la consigne, de Bertillon. Cavaignac, après avoir longtemps professé que l'anthropométreur était dénué de sens commun, a été « convaincu » récemment par le fol lui-même (2); Zurlinden l'a été par un officier du génie, le commandant Corps (3), qui avait perfectionné le système et en avait fait l'objet d'un mémoire versé au dossier. Cavaignac, en outre, insista sur les aveux, ce qui lui attira une vive réponse de Dreyfus (4), et sur la

(1) Voir p. 399.

(2) Rennes, I, 193, Cavaignac.

(3) Ibid, I, 211, Zurlinden.

Voir t. IV, 8 et 367.

(4) Ibid., 204, Dreyfus : « Quand on est venu affirmer ses convictions sur un faux, je m'étonne qu'on vienne encore aujourd'hui apporter des arguments dont la Cour de cassation a fait justice.

discussion technique du bordereau. Zurlinden, au contraire, refusa de s'engager dans des hypothèses, parce qu'on n'avait pas les documents mentionnés au bordereau, et que, « dans l'état ordinaire, il était impossible de les demander à la puissance au profit de laquelle la trahison avait été faite (1) ». Dreyfus dit aussitôt qu'il priait qu'on réclamât à Berlin « les quatre notes », puisque Zurlinden les jugeait nécessaires « pour établir la vérité » et qu'il ne souhaitait, lui, que la vérité. — Pour Billot, après avoir avoué qu'il avait eu des nuits sans sommeil et «< qu'il en avait encore », il allégua seulement deux preuves: contre Picquart, que celui-ci ne lui avait rien dit, en son temps, de l'espionne italienne qui aurait vu chez un officier supérieur deux lettres de Dreyfus (2); la révélation de cet incident (3) a été pour lui« un trait de lumière »; contre Dreyfus, qu'un boyaudier de Lyon (l'un des témoins de Quesnay) avait surpris, « à la fin de mars ou au commencement d'avril 1894, la conversation de deux officiers allemands. dans un restaurant; « ils parlaient français » pour ne pas être compris des garçons; l'un disait que « c'était écœurant de voir des officiers de l'État-Major français vendre leur pays », et l'autre que c'était un bien: « Ainsi, dans quelques jours, Dreyfus, qui a déjà fourni le frein (en mars, quand le bordereau, de l'aveu même de Billot, est de septembre), va envoyer le plan de mobilisation (4).

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Ni Dupuy ni Poincaré, qui auraient confirmé CasimirPerier, comme ils l'avaient déjà fait, n'avaient été cités,

(1) Rennes, I, 205, Zurlinden.

(2) Voir t. II, 219.

(3) Rennes, I, 53, Delaroche-Vernet.

(4) Ibid, I, 171, 177, 179 et 180, Billot; III, 136, Villon; 669, Demange.

seulement Guérin, qui brouilla le peu dont il se souvenait, et Hanotaux, qui eût préféré n'être pas là et chercha d'abord à s'en tenir à sa déposition devant la Chambre criminelle. Jouaust lui ayant objecté que « les membres du conseil n'avaient pas en droit connaissance du dossier », il refit le récit de son rôle à l'époque du premier procès et, pour qu'on ne le suspectât pas de se targuer après coup d'avoir été le seul des ministres d'alors à s'opposer aux poursuites, il sortit la copie d'une note qu'il avait rédigée, le 7 décembre 1894, sur son conflit avec Mercier et qu'il avait déposée aux archives. Toute sa clairvoyance y apparaissait, ainsi que la fragilité du procès, engagé sur le seul bordereau (1), mais, aussi, toute sa faiblesse, sa fuite dans l'ignorance systématique de l'Affaire elle-même, afin de n'avoir pas à répondre en connaissance de cause aux questions pressantes des ambassadeurs allemand et italien (2), et de se persuader que, s'il y avait erreur ou crime, il n'y était pour rien. Sur ses entretiens avec Munster dont il n'aurait rien dit à Casimir-Perier, il proteste qu'il les a relatés « à qui de droit (3) », c'est-àdire à Dupuy. Des déclarations qui lui ont été faites par Munster et par Tornielli, au début de la campagne de Scheurer pour la Revision, pas un mot.

Qu'un homme qui avait occupé de si hautes fonctions et participé si étroitement à une telle crise n'eût pas d'avis sur le fond de l'Affaire, ou s'appliquât à ne pas prononcer une parole qui permit de pressentir son opinion, cela parut si étrange que Jouaust essaya de le

(1) Rennes, I, 220, Hanotaux : «< Cependant, on n'alléguai aucun document autre que celui cité précédemment. »

(2) Voir t. Ier, 255.

(3) Rennes, 1, 221, Hanotaux. Voir t. I, 256.

pousser (1). Mais il se déroba, ce qui était son droit étroit de témoin, car les témoins ne sont tenus de déposer que sur des faits, et sans souci que cette nouvelle fuite dans le silence fût interprétée contre Dreyfus.

Demange, à son tour, tenta de l'acculer à libérer sa conscience.

Il ne lui demanda pas son opinion sur l'innocence ou la culpabilité de Dreyfus, parce qu'un refus de répondre fùt retombé plus lourdement encore sur le malheureux, mais l'invita seulement à s'expliquer sur la dépêche de Panizzardi. Occasion pour Hanotaux, non seulement d'attester à son tour que la traduction de ses anciens subordonnés est exacte, mais encore que la véracité des attachés militaires dans une affaire de cette importance, celle des ambassadeurs qui ont ajouté leur parole à celle de leurs officiers, défient le soupçon. Du coup, il détruisait les derniers mensonges de Mercier, retrouvait ses amis d'autrefois qui ne s'étaient séparés de personne avec plus de regrel.

Mais Hanolaux ne vit qu'une chose: c'est qu'à dire ce que Demange attendait de lui, il se condamnait luimême, et il se borna à confirmer ce qu'il avait dit à la Cour de cassation : qu'il avait connu la dépêche, qu'elle ne lui avait point paru avoir une sérieuse importance, et qu'il n'avait aucun souvenir d'en avoir parlé à Mercier (2).

(1) Rennes, I, 225, Jouaust: « Vous ne vous êtes pas prononcé (dans vos conversations avec Monod) sur la question de l'innocence ou de la culpabilité de Dreyfus? Vous n'avez parlé que de l'opportunité des poursuites? » — « Je me permettrai seule. ment, répond Hanotaux, de vous lire ce passage d'une lettre de M. Monod... » Suit une lettre où Monod prévient Hanotaux que, s'il écrit jamais « quelque chose » sur l'Affaire, il lui soumettra son travail.

(2, Ibid. 1, 225, 226, Hanotaux.

Encore une fois, nulle faute contre la vérité matérielle, mais toute la tristesse infinie du crime contre l'esprit. Enfin Lebon fit la seule chose qu'on pût attendre de lui: son apologie, et tout à fait tranquillement, comme il exposait une affaire dans les conseils d'administration où il travaillait depuis qu'il avait été chassé de la politique, sans qu'un muscle de sa face cireuse bronchât, avec son ordinaire effronterie de regard, ce regard fixe et dur qui est particulier aux yeux vairons (1), et caressant la soie rousse de sa belle barbe. Dreyfus, dit-il, avait été mystérieusement informé des projets d'évasion que préparaient ses amis et dont l'exécution eût été « extrêmement facile ». En effet, vers l'automne de 1896, juste au moment où les conciliabules de sa famille, les allures suspectes du concessionnaire des transports maritimes des Guyanes, associé d'un Allemand (2), le stationnement, resté inexpliqué, d'un bâtiment américain pendant vingt-quatre heures devant les îles du Salut, le faux «Weyler» et la grille dont le condamné faisait usage dans ses lettres, avaient inquiété l'administration des Colonies et Picquart lui-même, Dreyfus, jusqu'alors très soumis, avait brusquement changé d'attitude. Dès lors, pour Lebon, l'obligation d'ordonner la double boucle et le reste, toutes choses d'ailleurs « qui n'ont pas aggravé particulièrement les souffrances du prisonnier (3) »; le cas échéant, dans les mêmes circonstances, <«< il n'hésiterait pas à prendre les mêmes mesures (4) Demange se borna à réclamer la lecture, qui fut or

(1) BEAUMARCHAIS, Barbier de Séville, acte I, scène XII. (2) Voir t. II, 322.

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(3) « Sans être une mesure agréable.» (Gaulois du 29 juillet.) (4) Rennes, I, 235, Lebon: « Je n'hésiterais pas à les prendre encore. 243: « Je n'hésiterais pas à recommencer... Je le ferais encore en pareille circonstance. >>

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