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donnée, du rapport officiel sur le séjour de Dreyfus à l'île du Diable. Alors Dreyfus, les yeux droits sur Lebon: « Je ne suis pas ici pour parler des atroces tortures qu'on a fait subir pendant cinq ans à un Français et à un innocent, mais pour défendre mon hon

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Lebon, cette fois, perdit un peu de sa contenance, comme frappé au visage, et il demanda à se retirer (1).

XIII

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Les dépositions des jours suivants, sans éclairer l'affaire de lumières nouvelles, achevèrent de préciser la physionomie des débats: la bataille de mots qui ressemblait le moins à un procès. En Angleterre, dans tous les pays où le mot témoignage a reçu de la loi ou de l'usage une définition stricte, Roget, Cuignet, Cavaignac, vingt autres dans les deux camps, qui ne savaient rien que de seconde main ou qui parlaient de faits parfaitement étrangers à la cause, eussent été arrêtés au premier mot (2). Il n'y avait qu'une question, où Jouaust et la défense eussent dû ramener tous les témoins: « Dreyfus est-il l'auteur du bordereau? » Ce dont on parla le moins, ce fut du bordereau. Dès la troi

(1) Rennes, I, 247, « Lebon : Puis-je me retirer?» Demange fait signe qu'il n'y voit aucun inconvénient.

(2) RUSSELL OF KILLOWEN, loc. cit., 320; CHEVRILLON, etc. Autre remarque du Chief Justice : « L'une des sauvegardes inappréciables de la vérité, le droit pour l'avocat d'interroger directement les témoins, n'existe pas devant la justice française.

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sième audience, ce n'est plus le cas de Dreyfus qui est devant les juges, mais l'affaire Dreyfus, où, fatalement, ils vont achever de se perdre, la forêt touffue d'intrigues, de mensonges et de péripéties de toutes sortes qui était, depuis quatre ans, le drame de la haute armée et, depuis deux ans, l'histoire de France.

C'était ce que Waldeck-Rousseau et Galliffet avaient. voulu empêcher par leurs instructions à Carrière, qui étaient l'expression exacte de la loi et que leur étroit devoir eût été de maintenir coûte que coûte, et sans souci de provoquer à la fois les réclamations des amis. imprudents de Dreyfus et celles des amis plus avisés de Mercier. Au contraire, ils laissèrent faire, bien qu'ils se rendissent compte de la faute, mais parce que, débordés par le flot, ils craignaient qu'il fût irrésistible.

La plus grande erreur, après celle de se croire plus fort qu'on ne l'est, c'est de se croire plus faible, et les conséquences en sont d'ordinaire aussi fâcheuses.

Plusieurs des officiers parlaient bien, aimaient à s'entendre parler, n'en finissaient pas, heureux d'occuper l'attention le plus longtemps possible.

Roget étendit son réquisitoire de novembre aux incidents qui s'étaient produits depuis, notamment aux aveux d'Esterhazy, et en usa avec la vérité comme avec la logique (1). Cet aventurier, « tellement bizarre qu'il échappe à toute explication », mais vraisemblablement à la solde des juifs (2), n'aurait jamais pu se procurer les documents qui sont énumérés au bordereau, et il

(1) Rennes, I, 265 à 340, Roget.

(2) Ibid., I, 266: « J'ai dit devant la Chambre criminelle que si Esterhazy venait déclarer qu'il est l'auteur du bordereau, je ne le croirais pas, parce qu'on lui avait ffert 100.000 francs pour le dire.

ne l'a même pas écrit, la fameuse lettre étant de l'écriture truquée de Dreyfus. Aussi bien Esterhazy et Dreyfus font sans doute partie de la même bande, vu que Picquart lui-même a dit à la Cour de cassation, à propos de la note sur Madagascar: « Il serait intéressant de savoir si Émile Weyl (qui avait publié dans le journal le Yacht des renseignements assez exacts sur la future expédition) a pu avoir des accointances soit avec Dreyfus, soit avec Esterhazy (1) » ; sur quoi Roget faisait un seul personnage de l'ancien officier de marine, et de Maurice Weil, l'ancien camarade d'Esterhazy et d'Henry (2). - D'autre part, il ne sait rien de la visite d'Esterhazy à Schwarzkoppen, le même jour que l'entrevue de Montsouris (3), et, comme Mercier, par défiance de ce bavard, ne l'a pas mis dans le secret du faux impérial, il repousse l'hypothèse du bordereau décalqué par Esterhazy, puis renvoyé à son destinataire. « Cela ne tient pas debout »>, dit-il, mais pour deux raisons qui n'étaient pas moins absurdes: «Attendu qu'on ne connaissait pas le con

(1) Cass., I, 182, Picquart. - Émile Weyl, dès qu'il connut la déposition de Picquart, protesta qu'il n'avait jamais eu de rapports avec Esterhazy et n'avait jamais parlé avec Dreyfus de Madagascar; son article du Yacht reproduisait des informations courantes à l'époque et avait fait, à sa demande, l'objet d'une enquête par le ministère de la Marine en 1896. (Lettre à Mazeau du 19 avril 1899.) - Weyl mourut peu après le procès de Rennes (25 décembre 1899).

(2) Rennes, I, 292, Roget. (3) Ibid., 325, Roget. Demange lui dit que la visite d'Esterhazy à Schwarzkoppen a été confirmée par Du Paty à l'enquête du général Renouard; Roget répond : « Je trouve la démarche singulière et je ne sais pas à quel mobile obéissait Esterhazy. » - Sur l'entrevue de Montsouris, en réponse à cette question de Demange: «< Comment un homme innocent comme Esterhazy avait-il besoin que l'on vint à son secours? Il est certain que moi je ne l'aurais pas fait. Maintenant, je ne vois pas que Du Paty soit absolument repréhensible. >>

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cierge de l'ambassade où le document aurait été volé », comme si la complicité du concierge avait été nécessaire à l'opération de la Bastian ou de Brücker, qu'il n'était jamais arrivé de cette ambassade un document original entier », ce que l'inspection du bordereau suffisait à démentir (1). — Il n'y a d'ailleurs aucune créance à accorder aux tardives protestations des attachés militaires étrangers: l'Allemand, en 1894, alors que c'eût été le moment de le dire, n'a point déclaré «< qu'il n'avait pas eu affaire avec Dreyfus »; l'Italien a confié alors à son ambassadeur que son collègue allemand était en rapports avec le juif. Incidemment, en manière de menace: « J'ai eu entre les mains une correspondance tout à fait intime (de Schwarzkoppen), compromettante pour l'honneur d'une tierce personne (2). › - « J'ai eu sous les yeux, dit-il encore, toutes les pièces qui sont au service des renseignements (3). » Et il ne dit rien des pièces capitales que Rollin ou Cuignet, ou tous les deux, ont retirées du dossier parce qu'elles sont favorables à Dreyfus (4). - Enfin, quand il a déclaré à

Voir t. I, 45.

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(1) Rennes, I, 266, 268 et 276, Roget. Lauth lui-même convient « qu'il lui était arrivé d'avoir des lettres entières qui n'étaient pas déchirées ». (I, 610.) (2) Ibid., 278 et 279, Roget.

(3) Ibid., 282.

(4) Notamment le procès-verbal de Du Paty, en 1894, d'où résulte qu'aucune feuille ne manquait aux cours de l'École de guerre saisis chez Dreyfus et, par conséquent, que Rollin et Cuignet ont faussement déclaré que ces cours étaient incomplets, surtout celui de fortification dont une copie a été saisie à l'ambassade d'Allemagne ; les registres du bureau où Valcarlos est inscrit pour une mensualité de 400 francs; la note de Sandherr sur la lettre de Panizzardi où il est question d'un nommé « P... · et non D., comme Henry l'a récrit sur un grattage, qui a porté beaucoup de choses intéressantes » ; la note de Fontenillat, du 6 novembre 1897, etc. (Cass., IV, 23, 209, 213.) Voir t. IV,476 et suiv.

la Cour de cassation que la culpabilité de Dreyfus était «formellement affirmée» dans une pièce d'origine étrangère (1), il l'entendait de la lettre de Schneider, l'attaché autrichien, qui avait été versée par Mercier (2).

L'admirable du système de ces quelques hommes, c'est que, chaque fois qu'ils travestissent les paroles ou falsifient les écrits des attachés étrangers, ils préviennent que ce sont des menteurs, si bien que les démentis subséquents se trouvent infirmés du même coup.

Schneider, malade à Ems, dès qu'il est averti de la déposition de Mercier, télégraphie, puis écrit : « La lettre du 30 novembre 1897 est un faux... A cette date, mon opinion était absolument contraire à celle qui se trouve exprimée dans la pièce en question... Si le texte émane de moi, à une époque antérieure, l'apposition de la date et de la signature au brouillon volé n'en constitue pas moins un faux (3). »

C'est bien là l'imposture d'Henry, et les juges n'en ignorent pas, puisqu'ils ont vu de leurs yeux le brouillon au crayon, sans en-tête (4), avec la fausse date. Cependant Cuignet déclare « qu'on sait assez, en France, ce que valent les dépêches d'Ems », et que tous les attachés militaires étaient également intéressés, l'Autrichien et l'Anglais comme Schwarzkoppen et Panizzardi, à « livrer un soi-disant traître » pour sauver le vrai (5).

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(1) Cass., I, 69, Roget: II y a d'autres pièces, au moins une, plus significative. La culpabilité y est affirmée formellement; il m'est impossible d'en dire davantage. »

(2) Rennes, 1, 339: « Je n'ai pas eu d'autres pièces en mains. >> (3) Dépêche du 17, lettre du 22 août 1899 au Figaro communiquées au colonel Jouaust. (Rennes, I, 144.) Voir t. III, 48. (4) Rennes, 1, 511, Jouaust: « C'est un brouillon; il n'y a pas d'en-tête du tout. »

(5) Ibid., 499, Cuignet.

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