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Panizzardi n'y put tenir, télégraphia un démenti caté gorique « Sur mon honneur de soldat et de gentilhomme, je n'ai appris le nom du capitaine français qu'à l'époque de son arrestation (1).

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La déraison de Cuignet, née du succès de sa passagère clairvoyance, s'était encore accrue de ses dernières disgrâces, la peine disciplinaire dont il avait été frappé par Krantz et l'effondrement de ses accusations contre Du Paty (2). Il parla avec une telle haine, les yeux hors de la tête, donna comme des certitudes de si misérables inventions que Dreyfus se leva, cria «< qu'il ne pouvait pas entendre tout le temps de pareils mensonges (3) ».

Bien que la malhonnêteté intellectuelle à ce degré semble inséparable d'une certaine improbité morale, il était resté, dans l'ordinaire, très galant homme. Ainsi, il avait refusé de Galliffet un secours que, chargé de famille et n'ayant pour vivre que sa maigre solde de non-activité, il eût pu accepter fort honorablement, comme le général le lui avait offert, et sans rien aliéner de sa liberté.

Boisdeffre, sous un certain air grand et mélancolique où entrait autant de calcul que de fatigue, fit, d'une voix morne, une déposition atroce. Il était remis de la crainte qui l'avait jeté aux pieds du père Du Lac quand la Némésis parut proche (4) et, soit qu'il ne crût pas

(1) Dépêche au Figaro de Rome, 17 août 1899; lettre du 18 au comte Tornielli.

(2) Demange fit donner lecture de la partie de la déposition de Cuignet, devant la Chambre criminelle, où il imputait à Du Paty les faux et toutes les manœuvres d'Henry. Cuignet, après quelque hésitation, dit qu'il s'inclinait devant la chose jugée, le non-lieu rendu par Tavernier. (I, 510.) (3) Rennes, 1, 491, Dreyfus.

(4) Voir p. 148.

plus à la justice d'outre-tombe qu'à celle des conseils de guerre, soit qu'il eût reçu de son jésuite l'autorisation de se parjurer pour la bonne cause, il affirma « sa conviction absolue de la culpabilité » de Dreyfus, mais sans oser cependant le regarder en face. Pour Picquart, il a été probablement en relations avec les Dreyfus, Esterhazy est leur « homme de paille », payé pour s'avouer, <«<< au moment psychologique », l'auteur du bordereau, et « les aveux à Lebrun-Renault ne peuvent pas être considérés comme inexistants. » Il s'émut, comme il convenait, au souvenir des aveux d'Henry : « Je ne vous dirai pas ce que j'ai souffert... » ; enfin, c'était vrai qu'il avait attendu toute une soirée les ordres de Mercier pour mobiliser contre l'Allemagne ; il a oublié la date, mais il est «< absolument certain » du fait (1).

Quand Jouaust demanda à Dreyfus s'il avait quelque chose à dire, comme il faisait après chaque déposition, le malheureux ne trouva que cette phrase: « Je ne veux rien répondre au général de Boisdeffre... », mais il y mit l'une des grandes douleurs de sa vie, tout l'écroulement de sa foi dans cet homme qu'il avait placé si haut.

Lebelin de Dionne, à plus de soixante-dix ans, n'hésita pas à renouveler sous serment que Dreyfus, qu'il ́ avait noté à l'École de guerre comme un très bon officier, lui avait paru dès lors indigne « de rester à Paris et de figurer à l'État-Major (2) ».

Gonse, puis Fabre et d'Aboville, puis tous les sousordres, les camarades d'hier, auraient droit à l'indulgence s'ils se contentaient de persévérer dans la commune erreur. Ils ont dans les yeux l'épaisse poussière du combat et ne voient pas à travers. Confesser comme

(1) Rennes, I, 528, 533, Boisdeffre.

(2) Ibid., II, 179, Lebelin de Dionne. - Voir t. III, 590.

le policier Cochefert qu'ils se sont trompés dans leur auto-suggestion effrayée de la première heure (1), « ce devoir d'honnête homme » leur paraîtrait une défection. Mais leur attitude, toutes leurs paroles suintent la haine, une haine qui supplée à tout, et quiconque a gardé son idéal militaire souffre cruellement à ce spectacle. Rarement, ce qu'il y a de plus laid chez l'homme s'est montré plus à nu. C'est l'acharnement des sauvages à déchirer un prisonnier. Une mauvaise rage, et d'autant plus affreuse qu'il y a du zèle chez plus d'un, de la préoccupation de se faire bien voir des grands chefs, leur fait chercher dans leurs souvenirs tout ce qui pourrait nuire un peu plus à l'infortuné et qu'un reste de pudeur les avait retenus de porter au premier procès. L'un d'eux, Duchatelet, questionné sur son silence d'alors, s'en justifie en ces termes : « Comment, voilà un officier qui est accusé du plus grand des crimes, et moi j'irais dire: « Il m'a dit qu'il est allé chez telle femme et y a perdu de l'argent. » Non, je n'ai rien dit... (2) » Mais il le dit maintenant ; et, de même, Junck, Maistre, Dervieu, Boullenger, Roy, Gendron, furieux jusqu'à la bouffonnerie que Dreyfus, en 1894, eût invoqué son témoignage au sujet de la dame Déry qu'ils voyaient tous deux (3), surtout Bertin-Mourot, aggravent leurs dépositions d'il y a cinq ans. Ils ont découvert ou retrouvé des charges nouvelles ou de plus précises, des propos de joueur, de libertin ou de « sans patrie »>

(1) Rennes, I, 585: Cochefert: « Je dois dire, et c'est un devoir d'honnête homme que j'accomplis... Si j'avais connu l'écriture d'Esterhazy, j'aurais peut-être retenu le ministre de la Guerre dans son premier élan. »

(2) Ibid., II, 99, Duchatelet.

(3) Ibid., 68, Gendron :

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Je ne me suis jamais expliqué pourquoi il a donné mon nom... » III, 118: « De quel droit a-t-il indiqué mon nom? »

qu'il leur aurait tenus, des indices qu'il amenait des étrangers dans les bureaux de l'État-Major, alors qu'il avait le secret de toutes les armoires, et des raisons convaincantes de suspecter une science « qui allait jusqu'à dessiner la concentration sur une carte quelconque du réseau de l'Est (1) ». Et c'est chose si honorable et qu'on espère si profitable d'accuser Dreyfus qu'un officier qui n'avait pas été cité, son ancien camarade à l'École de guerre, s'offre pour déposer

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(1) Rennes, I, 542, Gonse: « Le garde républicain Ferret a trouvé Dreyfus dans le bureau du commandant Bertin. Il avait étalé sur une table le journal de mobilisation du réseau de l'Est, les graphiques étaient ouverts... Un individu en civil était dans un coin... Dreyfus a páli. Le témoin Ferret, déjà signalé par Mercier, est entendu ; Jouaust lui demande pourquoi il n'a rien dit en 1894; Ferret : « Je n'avais pas à accuser mes chefs. » (II, 32). Dreyfus traite Ferret d'imposteur; Gonse, pressé, convient « qu'il est difficile » d'introduire un étranger au ministère ; cependant, «ce n'est pas impossible ». I, 579, d'Aboville: Le colonel Sandherr me raconta un jour (il n'est plus là pour le dire, et c'est pourquoi je le fais) que Dreyfus lui avait posé à plusieurs reprises des questions indiscrètes : « Comment faites-vous pour entretenir vos relations avec l'étranger? » Sandherr lui répondit : « Ça ne vous regarde pas.» Dénégation de Dreyfus: Je connaissais si peu Sandherr ! qu'un jour, rentrant au bureau, il m'a salué d'un nom qui n'était pas le mien. II, 37, Bertin : « Dreyfus interrogeait beaucoup, s'attachant plus au résultat de nos études qu'à nos procédés de travail, se complaisait dans l'étude de nos dossiers les plus secrets... Je racontais un jour qu'au cours d'une mission dans les Vosges, j'avais poussé jusqu'à la ligne frontière, cette frontière tracée sur mon sol natal avec, de chaque côté, un Dieu des armées différent. Je fus interrompu par Dreyfus: « Mais cela ne pourrait pas être pour nous autres juifs partout où nous sommes, notre Dieu est avec nous. »> J'éprouvai un profond malaise. Sur les connaissances suspectes de Dreyfus, Fabre (I, 570`, Junck (I, 638, 640); sur ses questions indiscrètes, Boullenger (II, 74), Maistre (II, 85), Roy (II, 92), Dervieu (II, 94); sur ses habitudes de jeu et ses maitresses, Gribelin I, 587), Gendron (II, 68. Le commandant Jeannel dépose qu'il a prété le manuel de tir à Dreyfus,

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que le traître a suivi à cheval les manoeuvres allemandes et le lui a dit lui-même (1).

Nécessairement, Dreyfus dément, proteste, surtout contre le langage de mauvais Français qui lui est attribué par Bertin : « Oui, j'aime l'armée, la patrie ! Vous n'avez qu'à lire ce que j'ai jeté sur le papier dans mes nuits de fièvre et de douleur à l'île du Diable (2)! » Mais ses sanglots, comme ses arguments, se heurtent au fait brutal qui dispense de raisonner que tous les officiers qui l'ont eu sous leurs ordres ou qui ont vécu de sa vie, dans l'intimité de l'État-Major, tous, sauf Ducros, l'ont tenu en suspicion (3), et que tous les grands chefs sont certains de son crime, le démontrent par les mêmes preuves; et ces soldats sont des hommes d'honneur (4).

(il s'agit, selon Dreyfus, d'un manuel allemand), mais que celui-ci le lui a rendu (II, 59); le sergent Lévêque qu'il l'a vu un jour dans le cabinet du capitaine Besse, ce qui est reconnu et expliqué par Dreyfus; il avait été chez Besse de la part de Mercier-Milon (11, 296).

(1) Rennes, II, 87, lettre du capitaine Lemonnier au commandant Maistre; III, 131 et suiv., Lemonnier: « Du doigt, Dreyfus montre sur la carte la position d'Altkirch: « Je la connais fort bien, dit-il, j'y ai suivi à cheval des manoeuvres exécutées par les Allemands. » Dreyfus répond qu'il n'a jamais suivi de manœuvres allemandes, mais qu'il connait, en effet, la position d'Altkirch pour l'avoir visitée au cours d'une promenade à cheval, et qu'il a même fait, à l'École de guerre, un travail sur ce sujet. Lemonnier, au moment de se retirer: Le prévenu a reconnu sa présence aux manœuvres de Mulhouse; je crois que ma présence est inutile aux débats. » Nouvelle protestation de Dreyfus. (III, 179.)

(2) Ibid., II, 66. A Junck, au sujet d'une femme galante qui avait salué Dreyfus au concours hippique : « Je ne lui rappellerai pas les confidences d'ordre privé qu'il m'a faites luimême; dans cette affaire, j'ai les mains propres et je les garderai propres...

(3) Ibid., III, 181, Ducros.

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(4) La situation n'est pas bonne. Les officiers généraux, malgré le néant, le vide de leurs réquisitoires, ont produit une grosse impression sur les juges. Cette argumentation, toujours

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