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Voulet se porta au village de Dankori, envoya à Klobb sa réponse qu'il ne se laisserait pas voler sa gloire, qu'il avait avec lui 600 fusils et que, si le colonel avançait, il le traiterait en ennemi (1). Chanoine, avec le gros de la troupe, resta au camp. Les autres officiers (Joalland, Pallier) ne furent pas admis à la confidence.

Klobb crut que Voulet n'oserait jamais. Le matin du 14 juillet, Voulet rangea ses noirs en bataille, laissa approcher à cinquante mètres le vieil Alsacien qui venait à lui à cheval, levant la main en signe de paix et escorté de ses quelques hommes à qui il avait défendu de tirer, même en cas d'attaque, et qui avaient déployé le drapeau. Voulet, comme fou, lui hurla quelques injures, puis donna le signal. - D'un poste avancé du camp, le sergent Dumba entendit «< quatre feux de salve suivis de feux à volonté (2) ». — - Klobb tomba mort à la deuxième salve, le lieutenant Meynier s'abattit à côté de lui, grièvement blessé. L'escorte prit la fuite, mais revint peu après pour l'ensevelir (3).

Voilà ce qu'apprenaient les dépêches du Sénégal (20 août).

On ne sut que le mois suivant la fin du drame.

Quand Voulet rentra au galop au camp de Lamare, il cria à Chanoine et aux deux autres officiers, dès qu'il les vit : « Ne me touchez pas la main avant de m'avoir entendu. » Et il raconta son crime: « Maintenant, je suis

(1) Lettre au crayon, sans date. (Rapport Grandeyre.)

(2) Rapport Joalland.

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(3) Rapport Grandeyre : Dès les premiers coups de feu, le colonel était blessé à la cuisse droite, Meynier recevait une balle dans le ventre... Le sergent Mamadou-Ouahi demanda la permission de tirer: Non, non, pas de coups de fusil, ne tirez pas », répondit le colonel, immobile sur son cheval... Presque aussitôt une nouvelle décharge le tuait roide d'une balle dans la tête. »

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hors la loi, je renie la France; pour me prendre, il faudrait cinq mille hommes et vingt millions; je ne crains rien. » Chanoine, blême, l'embrassa: « Je prends la brousse et je te suis. Merde pour la France (1)! » Voulet ayant fait sonner aux sergents, les sous-officiers étaient accourus, écoutaient en silence. Il exposa longuement le plan concerté avec son complice poursuivre la marche vers l'Est, fonder un royaume indépendant aux environs du Tchad, recommencer Samory. Ceux qui ne se sentiraient pas le courage de les suivre n'avaient qu'à s'en aller.

Les deux lieutenants et le sergent-major Lamy se présentèrent, un peu plus tard, à la tente de Võulet, lui dirent qu'ils ne resteraient pas « dans ces conditions ». Voulet ne chercha pas à les retenir, mais s'ils n'étaient. pas rentrés à Say dans un mois, il les attaquerait.

Le médecin (Henric) s'était rendu au village de Nafouta où Meynier avait été transporté. Les contingents nègres ne furent instruits que le surlendemain. des résolutions de Voulet : « Il n'y a plus d'officiers; Chanoine et moi, nous sommes sultans. Ceux qui n'obéiront pas seront fusillés ; ceux qui resteront avec nous seront riches pour toujours.

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Ces noirs du Soudan aiment les aventures, la chasse, la guerre, le meurtre, les femmes, iraient au bout du monde en se battant, mais à condition qu'ils soient assurés de rentrer un jour chez eux, au village natal, à la rivière et aux palmiers de leur enfance.

Dès qu'ils surent la décision des « Sultans » de faire un établissement définitif quelque part d'où l'on ne retournerait pas, la leur fut prise: partir. Pendant que Chanoine et Voulet font la sieste, ils quittent le village,

(1) Rapport Joalland. Dans le texte lu à la Chambre par Decrais, ces mots sont supprimés.

s'installent sur les hauteurs qui le dominent et, à un signal, tirent en l'air des coups de fusil qui réveillent les dormeurs.

Chanoine, d'un bond, fut sur eux, hurlant des menaces et le pistolet au poing. Depuis six mois qu'il les grisait de meurtres et de viols, il ne les avait pas moins maltraités; à la moindre faute ou pour un caprice, il faisait battre à mort, mutiler ou pendre. Tous ces misérables l'avaient en exécration. A son cri: « Bas les armes!» ils répondent par une décharge. Il tombe, mais vivant encore. Ses propres spahis le supplicièrent atrocement, à coups de sabre et de fouet, comme il avait lui-même coutume de faire et avec tous les raffinements qu'il leur avait appris.

Pendant ce temps, Voulet s'était enfui dans la brousse avec la concubine favorite de Chanoine. Il y erra toute la nuit, désespéré, torturé par la faim. Vers le matin, il revint au camp, essaya de parlementer avec un factionnaire sénégalais qui le fusilla à bout portant.

Les sous-officiers blancs, que Voulet avait retenus, ramenèrent alors la colonne à Nafouta où ils trouvèrent Meynier, qui se remettait de sa blessure, et les deux lieutenants de la mission qui l'avaient décidé à reprendre avec eux l'entreprise interrompue. Ils promirent aux noirs le pillage du pays de Zinder et tinrent parole (1).

Évidemment, crime seulement de deux hommes,et du soleil africain. Mais c'est aussi une loi des choses que l'héroïsme d'un seul grandit une armée et une nation.

(1) Rapport Lamy.

XVII

A Rennes, les dépositions continuaient.

D'abord, les experts, pendant plusieurs audiences, professionnels et « chartistes », qui maintinrent leurs conclusions antérieures (1), à l'exception de Charavay; il était mourant, confirma avec d'autant plus de force sa tardive rétractation (2) : « Ayant trouvé un nouvel élément d'écriture, j'ai reconnu que j'ai été abusé, en 1894, par une ressemblance graphique et c'est pour moi un très grand soulagement de conscience de pouvoir le déclarer devant vous et, surtout, devant celui qui a été victime de cette erreur. » (Sa voix, tout son vieux corps tremblaient, mais, maintenant, il s'endormira, s'en ira sans remords.) D'ailleurs, nulle question moins compliquée : « Il suffit de comparer les deux écritures à celle du bordereau, la chose saute aux yeux; il suffit du simple bon sens (3). »

Mais précisément, c'est au bon sens, aux explications simples, à la vision claire des choses, que ces cerveaux et ces prunelles militaires sont devenus réfractaires. Ces yeux sont atteints de daltonisme; quand ces esprits

(1) Gobert déposa le premier, le 25 août 1899, puis Alphonse Bertillon, qui continua le 26; le même jour Valério, Paraf-Javal et Bernard; le 28, Teyssonnières, Charavay, Pelletier, Couard et Varinard; Belhomme, le 29; le 30, Paul Meyer, Molinier et Giry; le 3 septembre, Painlevé donna lecture de la lettre d'Henri Poincaré, sur le système de Bertillon. La déposition d'Havet (du 2) porta principalement sur « la terminologie » d'Esterhazy et de Dreyfus, la syntaxe « allemande » d'Esterhazy, l'irréprochable correction grammaticale de Dreyfus : Il a écrit des phrases qui sont des modèles au point de vue de style. » (2) Voir p. 56.

(3) Rennes, II, 466, Charavay.

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faussés ont à choisir entre deux explications d'un fait, c'est l'absurde, c'est l'invraisemblable qu'ils choisis

sent.

Si Esterhazy a modifié son écriture depuis qu'il a été dénoncé comme l'auteur du bordereau, c'est apparemment pour s'en éloigner (1) »; Molinier signale que, notamment, « l'écriture, anguleuse et fine, s'est arrondie et corsée »; l'intérêt d'Esterhazy à l'altérer, à la différencier de celle du bordereau, un enfant le comprendrait. Pas du tout, interrompt Mercier, si Esterhazy a changé son écriture, c'est pour la rapprocher de celle du bordereau; il l'en a rapprochée « beaucoup », « même avant 1897 (2) »; car, depuis longtemps, il était l'homme des juifs, choisi pour être substitué à leur traître, non seulement à cause de ses tares, mais à cause de cette ressemblance providentielle d'écriture; donc, payé par eux pour perfectionner cette analogie (3). Et tous les officiers d'approuver. Les fureurs d'Esterhazy, ses frayeurs, l'État et le peuple ameutés contre les juifs, son acquittement obtenu à coups de chantages et de fraudes, les fausses dépêches concertées avec Henry, les violences contre Picquart, tout cela ne fut qu'une comédie.

Quand des hommes, des soldats en sont là, surtout si ce sont des polytechniciens, des mathématiciens le plus souvent inachevés, qui, à cause d'un peu de

1) Rennes, III, 29, A. Molinier. Il avait signalé le fait à la Cour de cassation (I, 650). De même Grenier (1, 715). Giry, sur une question de Labori, répond au contraire qu'il n'a fait aucune remarque de ce genre. (Rennes, III, 50.)

(2) Ibid., III, 30, 31 et 50, Mercier; il renvoie à Bertillon (II, 370). Voir t. III, 291 et 343.

(3) Ibid., III, 31, Labori : « M. le général Mercier veut faire confirmer la déposition de M. Molinier. BEAUVAIS: Au con

traire! JOUAUST: N'interrompez pas ! »

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