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dant la politique allemande ne doit pas seulement. compter avec le gouvernement français tel qu'il existe », mais aussi «< avec les forces nationales de la presse qui, par leur inimitié et leur effort de se faire valoir, troublent la paix de leur propre pays, et qu'on comprend sous le nom collectif d'opinion publique Or, la presse, à propos de « la question Dreyfus », «<a discuté de telle façon l'Allemagne, et surtout la personne du souverain », qu'il en résulte pour le gouvernement impérial la conviction «< qu'aucun fait ou qu'aucune personpe introduits par lui dans les débats ne sauraient trouver une appréciation impartiale»; il a donc « le devoir d'éviter autant que possible toute complication ultérieure » et « n'est pas en mesure d'examiner s'il pourrait fournir, en dehors de la déclaration faite au Parlement par le secrétaire d'État, d'autres éléments pour éclairer l'affaire Dreyfus». Telle est « la manière de voir de Sa Majesté qui suit avec attention les symptômes, souvent dignes d'être observés, de ce procès ». Pour le Secrétaire d'État, « il exprime, personnellement, son vif regret qu'il ne lui ait pas été donné de pouvoir rendre service à un gouvernenement dont la lutte difficile pour la justice et la vérité lui inspire les sympathies les plus sincères »; « il est persuadé toutefois que cette lutte ne peut être menée à bonne fin que par des forces exclusivement françaises ». (30 août.)

Quand Waldeck-Rousseau reçut communication de cette réponse, il en éprouva une grande tristesse, à la pensée de Dreyfus qui perdait sa meilleure chance, et aussi de tout le mal que la presse pourrait causer encore, et dans des circonstances encore plus graves. Si l'Empereur allemand faisait preuve de peu de générosité, il ne manquait, par contre, ni de prudence ni d'ob

servation, et il n'y avait rien à lui objecter. Impossible de lui répondre que la France et l'armée sont encore trop malades pour dégager elles-mêmes la vérité.

Monis, sur les instances de Trarieux, se laissa aller à faire arrêter, en vertu de la loi sur l'espionnage, le journaliste Lissajoux, que Picquart désignait comme l'auteur du fameux article de l'Éclair, de septembre 1896, sur Dreyfus (1), et à faire perquisitionner chez le directeur et le secrétaire du journal (2). L'inculpation était juridique, mais excessive, et l'instruction, tardive, molle, ne donna rien.

XXI

Il nous faut maintenant revenir en arrière et repasser dans l'autre camp. Il y avait longtemps qu'on y craignait que les fameuses notes sortiraient à la dernière heure, que les Allemands finiraient par parler. On n'y fut, à aucun moment, aussi sûr de la victoire qu'on feignit de l'être.

Depuis cinq ans, chaque fois qu'une inquiétude plus vive reprenait, aussitôt le faux témoin ou le faux papier surgissaient, le besoin créait l'organe. Ni Boisdeffre ni Gonse n'avaient commandé à Henry la lettre de Panizzardi avec le nom de Dreyfus; mais ils l'attendaient.

Au point où en était l'Affaire, c'était certain qu'un

(1) Voir t. II, 348, 358 et 375.

(2) Sabatier et Montorgueil (28-31 août 1899). Lissajoux fut relâché le 9 septembre. Trarieux avait signalé que la prescription du délit d'espionnage serait acquise le 15 septembre.

nouveau faux se condensait quelque part, dans l'atmosphère de mensonges, éclaterait avant le dénouement. Seulement, l'imposteur, cette fois, n'eut pas l'envergure d'Henry et l'épisode reste obscur, enchevêtré à d'autres qui ne le sont pas moins.

Il y avait à Paris, depuis 1895, un ancien officier autrichien, du nom de Cernuski (1), de famille bohémienne, qui se donnait comme descendant d'une dynastic serbe du dixième siècle (le kniaze Lazare et son fils Étienne Lazaréwitch), l'avait persuadé à quelques dupes et s'était fait épouser par la fille d'un fils naturel du comte Sérurier (le fils du maréchal), malgré l'opposition des parents de la demoiselle (2). C'était proprement un escroc et qui suait l'aventurier par tous les pores; au surplus, d'esprit détraqué, fils d'un père usé avant l'âge, qui finit dans la paralysie générale (3), et d'une mère qui était morte dans un asile d'aliénés (4); lui-même, avant de déserter, il avait été traité dans un hôpital de Prague pour troubles cérébraux (5). Il vécut, tant qu'il y eut moyen, aux dépens de sa femme (pendant quelque temps à la campagne), puis retomba aux expédients, au jeu, en pleine crapule (6). Il y aurait retrouvé (selon l'une des deux versions qu'on a de son histoire) un ancien camarade de collège, Stanislas Przyborowski, chevalier d'industrie, joueur et, depuis peu, espion (7).

(1) Eugène-Lazare Hudeneck de Cernuski Lazaréwitch, né à Budweiss (Bohême) le 5 septembre 1869; lieutenant au 14° dragons à Klattau.

(2) 9 novembre 1895.

(3) Cass., IV, 195, Baudouin : « Le père est mort gàteux. (4) A Pesth, 27 février 1897.

(5) Dossier de Rennes liasse 3, n° 79 à 104).

(6) Il demanda l'admission à domicile, en fin de naturalisation; sa demande fut repoussée (1898.)

(7) Procès Dautriche, 547, dép. de Wessel, le 4 mai 1900, devant le commissaire central de Nice : « Przyborowski m'avait

Ce Polonais, ancien fonctionnaire au ministère des Chemins de fer autrichiens, avait été débauché, en 1898, par une fille Mathilde Baumler, bavaroise, espèce de Dalila de l'espionnage, c'est-à-dire que son emploi était d'entrer en commerce intime avec les officiers ou employés étrangers que le service des renseignements lui désignait comme de fidélité douteuse et qu'elle « rabattait», une fois engrenés, sur le bureau, par l'intermédiaire de Tomps, alors détaché à l'État-Major. C'est ainsi qu'elle avait «< amené à la trahison » plusieurs des meilleurs agents du service, l'officier Fritz Wolff, qu'elle fut soupçonnée plus tard d'avoir revendu à l'Allemagne, et le lieutenant Helmuth Wessel, qui finit par l'épouser (1). Quand elle s'adressait à des sous-officiers et simples soldats, non seulement elle ne tarifait pas ses faveurs, mais offrait de l'argent; si ces amants de rencontre acceptaient, elle abordait les questions mili

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confié qu'il avait fréquenté la même école que Cernuski... etc. » Il invoque le témoignage de sa maîtresse, qui confirme le sien, et de plusieurs femmes galantes à qui Przyborowski aurait fait le même récit. D'autre part, Przyborowski nie formellement avoir connu Cernuski: « Je ne l'ai jamais vu et je n'ai jamais eu de relations d'aucune sorte avec lui. » (Tribunal de première instance de Nice, 23 mars 1904, commission rogatoire au cours de la deuxième enquête de la Cour de cassation.) Le journaliste Galmot, rédacteur au Petit Niçois, déposa d'abord que Przyborowski lui avait dit qu'il connaissait Cernuski, puis, confronté avec lui, se rétracta: « Je ne puis préciser s'il m'a raconté qu'il le connaissait personnellement. Cependant Przyborowski convint « qu'il avait rencontré Wessel en Belgique, en décembre 1899, et qu'ils avaient parlé de Cernuski, mais d'une manière générale ».

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(1) Procès Dautriche, 170 à 172, capitaine François ; 535, Tomps. La trahison de Wessel commença en 1896; il était alors détaché à l'École de l'artillerie et du génie à Berlin. Devenu l'amant de Mathilde, il se rencontra à Liège avec Lauth et Tomps. Aux perquisitions faites chez Wessel, à Nice, en 1903, on trouva, de sa main, le récit de ses aventures, daté de mai 1900. Le récit paraît sincère.

taires. Tomps l'avait prise en amitié pour son « honnêteté professionnelle », pourtant douteuse, et la tutoyait. Elle était belle fille, intelligente, la corruption même. Quand son trafic « officiel »> chômait, elle travaillait pour son propre compte ou faisait la proxénète. A l'époque du procès de Rennes, elle formait avec Wessel et Przyborowski une sorte de bande. Wessel avait quitté le service allemand, à la suite d'une sottise de Junck qui avait mis l'État-Major prussien en éveil (1), mais le bureau continuait à l'employer; Przyborowski, très en faveur, avait des intelligences à Vienne, dans son ancien ministère; un vieux contrôleur au bureau des plans de mobilisation, Auguste Mosetig, lui livrait des pièces importantes (2). Depuis la disgrace de Tomps, ils opéraient sous la direction du capitaine Mareschal (3), mais, déjà, se jalousaient et se tenaient les uns les autres pour capables de tout (4).

(1) « En février 1898, j'ai eu des nouvelles du bureau deş renseignements par l'intermédiaire de Junck. Il m'écrivit par la poste. La lettre comprenait des indications en clair des documents livrés et des renseignements fournis, ainsi que des sommes versées par Tomps. Fut-elle ouverte par la poste ? On s'informa à l'École d'artillerie au sujet des documents qui m'avaient été communiqués... Cela nous obligea à quitter l'Allemagne pour toujours. » Note de Wessel.)

Lettre de Przyborowski au ministre de la Justice, à Bruxelles, du 25 décembre 1899. Il avait été arrêté, à la demande du gouvernement autrichien, pour « corruption de fonctionnaires », et protestait que Textradition ne pouvait être accordée pour crime politique. Moselig était ober-revident (contrôleur en chef) au ministère des Chemins de fer de l'État; il était àgé de soixante ans, père de famille; il déclara, lors de son procès (11 juin 1900), qu'il avait été poussé par la nécessité de payer des dettes qui s'élevaient à 5.000 florins.

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(3) Procès Dautriche, 171, François; 213, Mareschal; 535, Tomps, etc.

(4) Tribunal de Nice, 24 mars 1904, Mathilde: « Tout ce que je puis dire, c'est que Przyborowski et mon mari sont capables

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