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Si les Chambres ne s'étaient pas séparées le jour même où commença la publication de l'enquête, on eût interpellé à chaque séance (1); leur absence servit beaucoup. Dupuy eut le loisir de cuver sa première colère. Il était homme à nager, s'il le fallait, contre les courants, mais pas à se noyer sottement. Ni l'intelligence, bien que vulgaire, ni le courage des opinions successives ne lui firent jamais défaut. A la réflexion, il se donna l'air d'avoir trouvé son chemin de Damas et marcha au-devant de la victoire. La veille de la réunion des conseils généraux, dans un discours qu'il prononça au Puy, il salua la Cour de cassation : « Elle parlera selon le droit et la justice, clôra ainsi l'affaire qui a causé un trouble superficiel. » Et sa pensée, bien qu'il s'en défendît, c'était si bien la revision, qu'il alla beaucoup plus loin qu'on ne lui demandait, promit, pour le lendemain du verdict, « les sanctions nécessaires ». Il y avait eu «< des fautes, des aberrations » ; il fallait que « les responsabilités fussent définies » et, s'il y avait lieu, «< châtiées ». (9 avril.)

Il avait été, en effet, décidé en conseil que les responsabilités engagées dans l'Affaire seraient recherchées après le prononcé de l'arrêt (2); mais pourquoi l'annoncer, et si bruyamment?

On lui a supposé l'arrière-pensée d'inquiéter l'opinion par la perspective de représailles, d'un recommencement indéfini de scandales. Il n'eût pas été incapable dès lors de ce calcul, qu'il fit certainement en juin.

Quelqu'un, à l'État-Major, crut faire merveille en divulguant le dernier rapport de Deniel sur Dreyfus,

(1) Fournière et Breton annoncèrent qu'ils interpelleraient dès la rentrée. (1er avril.)

(2) Chambre des députés, séance du 7 avril 1903, discours de Krantz,

le manque de sensibilité du condamné et son mauvais caractère; ses protestations d'innocence « étaient suspectes, parce qu'elles étaient uniformes (1) ». Cette vilenie se retourna contre ses auteurs. Je répondis par le premier récit à peu près exact de l'affreuse captivité et publiai les lettres que Lucie Dreyfus avait reçues de son mari depuis que la procédure de revision était commencée.

Ces derniers mois à l'île du Diable, après la grande joie de novembre, furent cruels. Il avait vécu d'abord quelques semaines heureuses (par comparaison avec le passé), persuadé que « le destin s'était enfin incliné » et que le dénouement était proche, surtout après qu'il eût reçu communication du rapport de Bard et du réquisitoire de Manau, où il lut pour la première fois le nom d'Esterhazy et connut le faux d'Henry et les pièces secrètes. Puis, le prolongement de l'enquête l'étonna; el brusquement, au contre-coup des événements, les temps redevinrent très durs. Deniel continuait à le laisser circuler dans le couloir autour de la case, parce que l'ordre du ministre était formel, mais redoubla de méchanceté sournoise, à l'époque de la loi de dessaisissement, dans l'espoir que la revision serait repoussée et qu'il garderait son prisonnier. A la fin de février, Dreyfus lui ayant remis sa demande ordinaire de vivres pour le mois suivant, il la détruisit; le malheureux, qui s'était juré, dans son orgueil farouche d'innocent, de ne jamais s'exposer à un refus de ses bourreaux, fut réduit à la pitance immangeable des déportés, au pain et à l'eau, et privé de tabac. Deniel, renseigné par les gardiens, qui, eux du moins, restèrent toujours pitoyables, attendit les derniers jours de mars pour dire à Dreyfus qu'il avait égaré sa commande et le prier d'en

(1) Éclair du 15 avril 1899. (Voir t. IV, 375.)

faire une autre. S'il l'avait réellement égarée, il s'en serait aperçu dès le retour du bateau chargé de chercher les vivres à Cayenne (1). - Et toujours la même ignorance de ce qui se passait en France; l'administration ne lui laissa tenir ni les journaux, ni le compte rendu du procès de Zola, ni les volumes où Clemenceau, Jaurès et moi nous avions réuni nos articles; même les lettres de sa femme subirent d'étranges retards (2). Son corps brûlé de fièvres, réduit à rien, à peine la peau sur les os, et son cerveau si terriblement secoué, achevèrent de s'épuiser « dans cette attente angoissante et affolante ». Il n'était plus, depuis longtemps, que le spectre de lui-même, pourtant plus soldat que jamais. Si peu instruit, il bâtissait un roman où Boisdeffre demeurait artisan principal de la revision. En mars, il nota quelques réflexions, qu'il intitula, par une rencontre avec Duclaux : Propos d'un solitaire.

A Paris, l'autre prisonnier, dans cette détention de près d'un an, très pénible, bien que moins tragique, continuait, lui aussi, à faire preuve d'un beau et simple courage, mais, lui aussi, trouvait le temps long, malgré les amis qui lui rendaient visite et la lecture de l'enquête qui le justifiait avec tant d'éclat (3). La

(1) Cinq Années, 314.

(2) Une lettre du 30 janvier ne lui fut remise que dans la dernière semaine de mars.

(3) Picquart écrivit à Freycinet, le 19 avril, que l'enquête ́ l'avait confirmé dans ce qu'il savait déjà des machinations qui avaient été ourdies contre lui; il le priait, en conséquence, de rechercher les responsabilités engagées dans les divers incidents de l'affaire. Le mois suivant, il adressa à la Chambre des mises en accusation un mémoire pour réclamer un sup. plément d'enquête sur le petit bleu, falsifié après son départ du ministère (15 mai); il demanda ensuite sa mise en liberté provisoire, et plusieurs meetings furent tenus pour la réclamer. Buisson, Havet, Pressensé, Sébastien Faure y prirent la parole.

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privation de la liberté, ainsi que tous les autres maux, qu'ils viennent de la nature ou des hommes, il faut en avoir souffert soi-même pour en connaître l'amertune et la dureté. Ranc, qui avait vu bien des prisonniers, disait de Picquart qu'il n'en avait rencontré aucun qui cachât les grandes et les petites misères de la captivité sous plus d'élégance et plus de calme. Comme j'incarnais «<le Syndicat » dans ce qu'il avait de pire, je m'étais résigné à ne pas aller le voir derrière ses grilles. Je reçus de lui quelques lettres charmantes, d'une philosophie enjouée :

Je vais très bien; je ne manque ni de livres, ni de cigares, ni de fleurs; je reçois quelques lettres et quelques visites; vous voyez que je ne suis pas à plaindre. Et tout cela viendrait à me manquer que cela irait bien quand - même, car il y a une compagnie que l'on n'a pas encore pu enlever à un prisonnier : c'est celle de ses pensées.

Connaissez-vous cette anecdote d'un général russe, amoureux de la parade, qui était arrivé à faire de ses soldats des mécaniques parfaites? Il montrait un jour avec orgueil à l'un de ses amis une compagnie d'élite et lui faisait admirer l'immobilité du rang. « Oui, ce n'est pas mal, dit l'ami, il me semble cependant apercevoir un certain flottement des poitrines... Ah! interrompit le général, je sais ce que tu veux dire: c'est la respiration. Cela me rend assez malheureux; je n'ai jamais pu la leur faire perdre. »

Et voilà! De même que ce brave général n'a jamais pu empêcher ses grenadiers de respirer, au grand détriment de l'alignement, de même on n'empêche jamais un bonhomme, si bien bouclé qu'il soit, de vivre avec sa pensée. Ce doit être une triste compagnie pour certains; pour d'autres, je vous assure qu'elle est extrêmement agréable. Elle vit, cette pensée; elle se permet de déduire, de juger, en pleine indépendance; elle se permet même beaucoup d'autres choses. C'est la revanche du prisonnier.

Un jeune poète disait, des pierres de sa cellule, « qu'elles formeraient, un jour, le socle de sa statue (1) », et « Monsieur Bergeret » écrivait : « J'aurais honte de le plaindre. Je craindrais trop que ce murmure de pitié humaine arrivât jusqu'à ses oreilles et offensât la juste fierté de son cœur. Loin de le plaindre, je dirai qu'il fut heureux... (2). »

Scheurer, à Thann, prisonnier d'un mal mortel, la gorge envahie par les abcès et charcutée par les chirurgiens, n'était pas moins stoïque. Il souffrait atrocement, essayait de plaisanter de son supplice: « Quelle horreur que la souffrance physique; parlez-moi de la souffrance morale !... » D'une séance de cinq heures chez le juge d'instruction de Belfort, qui avait reçu une commission rogatoire de Tavernier, il était revenu brisé : « Jamais vous ne guérirez, lui dit son médecin, si on ne vous laisse tranquille. » Mais, lui-même, il ne se laissait pas en repos, la pensée toujours tendue vers Paris, s'informant de tout et donnant toujours de sages conseils.

L'élection de Loubet, qui avait été l'un de ses premiers confidents (3), lui procura une heure de joie (4) et lui parut le gage de la prochaine réparation. Cette grande. œuvre était la sienne, à lui plus qu'à tout autre, puisqu'il n'avait pas attendu les événements et les avait provoqués. Mais il en attribuait la gloire principale à d'autres, avec une modestie qui l'égalait aux plus purs

(1) Fernand GreGH, dansla Volonté du 26 novembre 1899. (2) Monsieur Bergeret, 197.

(3) Voir t. II, 527.

(4) Je lui télégraphiai le résultat du scrutin ; il m'écrivit, le jour même : « Votre bienheureuse dépêche m'arrive à l'instant. Quel bien je vous dois ! J'ai vécu, ce jour, dans des inquiétudes mortelles, et vous êtes venu, comme toujours, m'apportant la bonne nouvelle. Je suis dans la joie... »

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