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dernière invention de l'homme qui avait apporté le bordereau (1). Les trois compères auraient machiné ensuite le faux témoignage de Cernuski. Précédemment Przyborowski aurait dit à Mathilde « qu'il y avait de l'argent à gagner avec l'Etat-Major en trouvant quelqu'un pour faire un faux témoignage à Rennes »; son mari et elle s'y seraient refusés,

par peur de la prison »; et leur associé se serait décidé à opérer sans eux. Il aurait procuré Cernuski au parti de l'ÉtatMajor au prix de 30.000 francs, dont 19.000 d'avance et 1.000 pour lui à titre de commission (2). Il avait des lettres de Cernuski qu'il fit voir à Mathilde (3).

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Au contraire, Przyborowski, dans sa déposition, ne nomme pas Rollin; il a vu seulement Mareschal. Celui-ci, très occupé », se serait borné à lui « donner de l'argent » et à l'engager à aller en Belgique et en Angleterre (4); et ils n'auraient point parlé, ce jour-là, de Cernuski, dont Przyborowski n'aurait appris l'existence que par le procès de Rennes, mais seulement de Mosetig; Mareschal accusait « formellement Tomps de l'avoir livré.

»

Il est difficile de retenir seulement ce qu'il y a de commun dans ces récits, bien que la conversation entre Mareschal et Przyborowski au sujet de Mosetig suffirait à éclairer un large coin d'ombre. S'il parait certain que le mensonge d'un aventurier aux abois ne fut pas payé 30.000 francs et s'il résulte des enquêtes que la situation de Cernuski et de sa femme est restée

(1) Procès Dautriche, 635, Brücker.

(2) Wessel dit qu'il raconta lui-même cette histoire à Mareschal en mars 1900: « Cette conversation lui fut visiblement désagréable. Il fut subitement surexcité et me dit : « Przyborowski n'a qu'à se taire, sinon je le fais arrèter. » (Nice, 4 mai 1900.) (3) Déposition de Mathilde.

(4) Il alla d'ailleurs à Vichy sous un faux nom.

fort misérable (1), il ne s'ensuit pas que les Wessel aient inventé après coup toute la seconde partie de leur version. Quesnay ou Brücker, à défaut de Przyborowski, ont pu indiquer Cernuski à Mareschal. Le faux Serbe, comme on le verra tout à l'heure, n'a pu tenir les noms dont il étayera son imposture que de Mareschal, de Brücker ou du Polonais. Les officiers du bureau, furieux que Galliffet leur ait fait défense de s'occuper de l'Affaire et s'efforçant par tous les moyens d'y rentrer, se sont-ils désintéressés du principal témoin de Quesnay? Ils cherchèrent, selon toute vraisemblance, à le diriger. On ne lui fit pas son témoignage; on le mit au point.

Si on lui donna quelque argent sur le reliquat de l'affaire Austerlitz, ce fut peu de chose. D'autres dépenses secrètes, dont j'ai parlé précédemment, étaient plus pressantes.

L'entrevue de Mareschal avec Przyborowski est au plus tard du 19 août, probablement du 18 (2). Le 20, Cernuski se décida enfin à couper les ponts derrière lui, à écrire lui-même, ce qu'il s'était refusé à faire jusqu'alors, à Jouaust. La lettre de sa femme, du 15 août (à la veille du voyage en Suisse), est, dit-il,

(1) Procès Dautriche, 663, Montéran, et rapports de police. A l'hôtel de Castille, rue Cambon, où il logea avant et après le procès de Rennes, il laissa environ 2.000 francs de dettes.

(2) Ibid., 550, Wessel, déclaration de mai 1900 à Nice: « Peu après l'arrestation de Moselig, en août 1899, Przyborowski avait rencontré le capitaine Mareschal et le chef du service des renseignements. Ces deux messieurs rentraient de Suisse. »> Comme le voyage des deux officiers ne fut connu du public qu'en 1904 (Enquête de la Cour de cassation), la véracité de Wessel sur ce point n'est pas contestable. Cass., IV, 194: Il y a quelque chose qui est pourtant grave, dit le procureur général Baudouin, et qui accrédite les dires de Wessel, c'est que ceux des renseignements par lui fournis qui ont pu être contrôlés ont été reconnus exacts. »

incomplète », « un simple renseignement »; maintenant, il offre résolument tout son témoignage : « Je joins à ma lettre une déposition complémentaire. »>

Il n'avait parlé à Quesnay que d'un seul espion, un juif, dont un « camarade » allemand lui avait révélé la trahison; à Jouaust, dans sa déposition complémentaire, il déclare qu'il connaît les noms « de quatre et même de six personnes aux gages de différentes nations étrangères »>; ces noms lui ont été confiés, en août 1894, par un diplomate qui lui voulait du bien, « parce que ces personnes auraient pu devenir dangereuses pour sa sécurité en lançant contre lui, à l'instigation d'une de ces puissances, des dénonciations calomnieuses »; le récit du diplomate lui a été ensuite confirmé, en septembre de la même année, d'abord à Genève, puis à Paris, dans un hôtel meublé de la rue Lafayette, par un officier supérieur allemand, attaché à la personne de son souverain, qui voyageait sous des noms d'emprunt et se faisait passer pour un commerçant; et « le premier, le plus important de ces espions, était Dreyfus ». L'officier, qui correspondait directement avec Dreyfus, lui a montré un lot de « documents militaires français de première importance » qu'il tenait de son agent, notamment des cartes de mobilisation, des graphiques des chemins de fer de l'Est, avec des annotations remarquables sur les quais d'embarquement », et « des renseignements sur la réorganisation des différents corps de troupes ». « En France, dit l'officier, on peut tout avoir en y mettant le prix. » Puis, « deux jours après, il quittait précipitamment Paris; son départ avait l'apparence d'une fuite; et, à quelque temps de là, les journaux annonçaient l'arrestation de Dreyfus ». Aussi bien Cernuski « a déjà relaté tous ces faits, vers la fin de 1896, à un agent du ministère de la Guerre »

(Brücker); ils en ont dressé procès-verbal et Jouaust n'a qu'à faire rechercher le document (1).

Jouaust n'attacha aucune importance à cette lettre; il en recevait tous les jours d'aussi absurdes, les passait à Carrière. Il fit de même pour celle-ci et Carrière ne s'y arrêta pas davantage (2).

Pendant ce temps, Mareschal était rentré au ministère où il trouva tous les esprits qui chauffaient. Au lendemain des audiences où les généraux avaient révélé les sottises et les méfaits de l'espionnage, Galliffet avait résolu d'interrompre le service des renseignements, en attendant de le supprimer tout à fait (3); de plus, Rollin venait d'être mandé par Jouaust pour s'expliquer sur le cas de Lajoux (4). Grand émoi où les négociations avec Austerlitz disparaissaient, n'étaient. plus que le dernier incident d'un système enfin condamné. Dautriche inscrivit l'opération des 25.000 francs, mais sans y faire mention d'Austerlitz, l'antidata, le 21, du 16 août (5), et Delanne signa au registre, machinalement (6), comme fait un homme accablé d'affaires (en l'absence de Brault et de de Lacroix). Il ne

(1) Rennes, III, 313 et 314, lettre de Cernuski à Jouaust. (2) Ibid., 315, Carrière.

- Voir p. 480.

(3) Procès Dautriche, 151, François; 411, Delanne; 433, colonel Hache; 644, Galliffet.

(4) Ibid., 230, et Rennes, II, 10, Rollin.

(5) Procès Dautriche, 45, Dautriche; 149, François.

(6) Ibid., 399, 400, Delanne : « J'ai donné ma signature comme s'agissant d'une affaire courante... Je n'en ai gardé aucun souvenir. » — 150, François : « C'est moi qui me suis trouvé en face du général Delanne pour le règlement de l'affaire Austerlitz. Je vais donc chez lui avec cette formule à signer: « Le général Delanne autorise le prélèvement de 20.000 francs pour assurer les besoins du service courant... Il est matériellement impossible que je n'aie pas donné d'explications au général ou qu'il ne m'en ait pas demandé... Il a dû me dire : Pourquoi me fait-on signer, le 21, une pièce qui est datée

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savait rien, n'avait jamais voulu rien savoir de ces obscures histoires, apparemment écouta d'une oreille distraite François, chef intérimaire pendant le congé de Rollin, ne s'étonna pas de la façon dont la somme avait été faite : 20.000 francs prélevés à la réserve (1), quand il y avait plus de 40.000 francs au service. 'courant. (21 août.) Le jour suivant, après avoir touché barre au bureau, Rollin déposa à Rennes. Lajoux avait écrit à Galliffet et à Loubet le récit de ses mésaventures, ses conversations avec Cuers, d'où la colère d'Henry et son premier exil en Amérique, puis son retour, sous Freycinet, et, aussitôt, la mission de François auprès de lui, à Gênes, le nouveau pacte de silence contre un nouveau subside et la promesse d'une mensualité, et son rembarquement pour le Brésil. Rollin, à voix basse, convint de ce honteux trafic, dont les preuves étaient au dossier, tout en protestant qu'il ne s'était jamais occupé de l'affaire Dreyfus (2).

Cette confession, tout ce qu'elle laissait soupçonner. de vilenies ignorées, eût dû achever le service des ren

du 16? » Je procède par raisonnement, étant donné que je n'ai de cette affaire aucun souvenir, mais, tout de même, ces raisonnements sont exacts. » Il établit ensuite que le général de Lacroix a lu son rapport du 6 septembre sur l'utilité du service des renseignements, rapport où il est fait mention « d'une grosse somme remise dernièrement à Zurich », et que le registre de comptabilité avec ces deux mentions: Austerlitz, 5.000 » et « Austerlitz, complément pris à la réserve », a été vu et paraphé par le général Brault. Mais tout cela établit seulement la sortie des 25.000 francs, nullement qu'ils aient été donnés à Austerlitz.

"

(1) Procès Dautriche, 74, Dautriche; 201, François. Selon Dautriche, si les 25,000 francs avaient été pris sur le service courant (49.000 francs au 14 août), « on se serait trouvé à court, avec 24.000, jusqu'au mois suivant ».

(2) Rennes, II, 11 et suiv., Rollin. « Il parle de plus en plus bas. » (CLAREtie.)

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