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seignements. Mais la bête avait la vie dure. François, dans un rapport à Galliffet, va plaider sa cause, obtenir un sursis à la « brutale » exécution (1). Rollin, seul, paya pour tous, fut renvoyé dans un régiment (2).

En fait, Galliffet vivait sur son passé, n'avait plus que des accès d'homme d'action. Aussi bien y avait-il toujours eu en lui du Matamore, même en son meilleur temps ou aux époques les plus terribles de sa vie.

Cependant Cernuski, toujours sans nouvelles de Jouaust, était retombé dans ses hésitations, et, bien que sa femme le poussât à se rendre tout de même à Rennes et à y forcer les portes du prétoire, il s'y refusait, alléguant ses embarras d'argent, la volonté manifeste des juges de ne pas l'entendre et le silence de Mercier lui-même, à qui il avait écrit et qui ne lui avait pas répondu. Puis, brusquement, le 2 septembre, il changea d'avis, alla trouver les deux négociants, Montéran el Deglas, qu'il avait pris des premiers pour confidents, leur dit qu'il s'était résolu à aller jusqu'au bout et leur demanda de l'accompagner le soir même à Rennes, ce qu'ils acceptèrent. Ils attribuèrent l'un et l'autre ce revirement à l'influence de Mme Cernuski (3). Selon Quesnay, Montéran aurait pris à sa charge les frais du voyage (4), mais Montéran n'en dit rien. Enfin, Quesnay, averti, se mit aussitôt en campagne ; il résuma dans l'un de ses articles les plus fous ce qu'il savait de Cernuski, mais sans le nommer encore, accusa le gouvernement et Jouaust de vouloir « enterrer» les redou

(1) Rapports du 6 septembre 1899. (Procès Dautriche, 154, François; 419, de Lacroix.)

(2) 18 octobre 1899. (Ibid., 430.) — Rollin dit : « Vers le milieu de septembre.» (243.) Il entend (vraisemblablement) par là qu'il fut prévenu à cette date des intentions du ministre.

(3) Procès Daulriche, 662, Montéran; 666, Deglas.

(4) Echo du 3 juin 1900.

tables révélations de l'ancien officier et jura, sur son honneur de magistrat, que c'était « la preuve (1) ».

XXII

On entrait dans la dernière semaine du procès, la crise finale où toutes les armes sont bonnes.

Une seule idée hantait, énervait les esprits : le vote des juges. Quelques-uns seulement le tenaient pour acquis; dans les deux camps, la plupart doutaient, craignaient, espéraient. Impossible que l'armée condamne sciemment un innocent; impossible qu'elle frappe au visage les chefs, qu'elle se condamne elle-même. Jusqu'à la dernière minute, on peut gagner la voix qu'il faut, on peut la perdre.

A mesure que le procès avançait, les revisionnistes avaient eu davantage l'impression que ces juges-soldats appartenaient à une autre race, à une autre espèce qu'eux; que les mots n'avaient pas pour eux le même sens, les choses le même aspect; que leur cerveau, leur machine à percevoir et à juger, était gardé contre les faits << par des cloisons étanches (2) ». Cependant, il n'y a pas de cloisons, de cuirasses qu'on ne puisse crever, qui soient, à la longue, absolument impénétrables à la raison. C'est peut-être le dernier boulet, le dernier témoignage, qui forcera la résistance, emportera la conviction.

Et, inversement, les amis de Mercier redoutaient que

(1) Écho (antidaté) du 5 septembre 1899.

(2) Mot de Renan à propos d'un cerveau de prêtre, l'abbé Le Hiro, professeur d'hébreu ; le mot est cité par TAINE, le Régime moderne, II, 143.

l'esprit de corps, la solidarité, l'habitude de suivre les chefs, le souci de l'institution militaire menacée, la crédulité aux légendes et aux formules, le dilemme : « Les généraux ou Dreyfus », la raison d'État eussent été entamés par l'évidence; que la conscience, finalement, l'emportât sur la consigne. Si, déjà, la brèche, la voie d'eau est ouverte, comment la boucher?

Précisément, la semaine précédente, la quatrième du procès, n'a pas été bonne pour l'accusation d'abord, la rétractation de Charavay; les dépositions de Freycinet, de Deloye, de Lebrun-Renault, c'est-à-dire, malgré les équivoques et les rélicences, « pas d'aveux, pas de preuves matérielles, pas de Syndicat »; puis, la niaiserie des témoins de Quesnay; surtout, la conférence technique d'Hartmann, d'un Descartes artilleur, qui a pris pour mot d'ordre celui de Hoche : « Des faits, non des mots », ses raisonnements pareils à des boulets, qui allaient droit comme eux, sa vive offensive, à la française, toute la puissance de rayonnement d'une haute intelligence scientifique et d'un caractère irréprochable (1); finalement, le samedi, Gonse s'enferrant, à propos d'Henry, appelant fabriquer un faux « chercher une preuve (2) », et la courageuse confession d'un des anciens camarades de Dreyfus, Fonds-Lamothe (3). Après avoir été longtemps des plus acharnés contre l'auteur présumé du bordereau, la lumière s'était faite en lui, du jour où il avait su que la fameuse lettre n'était pas

(1) Rennes, III, 187 à 226, Hartmann. — « Décision de la pensée qui mord sur les résistances, y insiste, s'y attache avec la précision coupante et fine d'un burin d'acier... » (CHEVRILLON.)

(2) Ibid., III, 278, Gonse : « Ce qu'Henry voulait faire, c'était évidemment chercher encore une nouvelle preuve contre Dreyfus... C'est un événement très malheureux, très mauvais. >>

(3) Ibid., 256 à 307, Fonds-Lamothe.

d'avril, mais d'août ou de septembre. En effet, les stagiaires de 94. dont il était, ont été informés en mai, par une circulaire de Boisdeffre lui-même qu'ils n'iraient pas aux manœuvres, et, dès lors, Dreyfus, trois mois plus tard, n'a pas pu écrire la dernière phrase du bordereau. Coup droit et vigoureusement porté. Aussitôt Mercier, Roget, Boisdeffre de se ruer sur l'ancien officier. d'arguer que les stagiaires avaient gardé l'espoir qu'ils iraient aux manoeuvres, que plusieurs l'avaient demandé, que la possibilité qu'ils pouvaient y aller (1) » suffisait à maintenir l'attribution du bordereau à Dreyfus. Mais Dreyfus a-t-il demandé à aller aux manoeuvres? Roget lui-même dut convenir qu'on n'en avait trouvé aucune trace (2) ».

Ainsi, depuis huit jours, la balance penchait vers l'acquittement; à chaque audience, le plateau des faits, des certitudes, s'alourdissait; sur l'autre plateau, les possibilités 3, les non-impossibilités il n'est pas impossible que Dreyfus...), les charges contradictoires, les mensonges, fondaient à vue d'oeil, s'évaporaient.

XXIII

Le dimanche 3 septembre, Cernuski, au débotté, se rendit successivement chez Roget, chez Mercier et chez Cavaignac, leur conta son histoire (4). Tous les

1 Rennes, III, 297, Boisdeffre.

2) Ibid., 307, Roget.

3. Ce que Chevrillon appelle « les possibilités-fantômes ». (Il était descendu, avec les deux négociants, au GrandHôtel; un préfendu colonel Abriac y arriva le même jour. Cernuski « occupa une petite chambre des plus modestes au troisième étage, ne paraissait pas riche et ne fit pas beaucoup de

trois, au dire des deux négociants qui l'accompagnaient, parurent surpris, lui firent la même réponse, Roget froidement, Mercier, surtout Cavaignac, ་་ avec des formes plus polies »>« Je ne vous connais pas, vous êtes étranger, vous ferez ce que vous voudrez, je ne veux intervenir en rien, je ne veux être mêlé en rien à ce que vous pouvez faire (1). »

Il n'y avait qu'une chose à lui dire : « Vous êtes un imposteur ou un fou... », à appeler les gendarmes ou un médecin aliéniste. Mais ils espéraient gagner à son jeu sans y mettre.

Cernuski alla alors chez Carrière, «< qui commença par ne pas vouloir le recevoir », puis, dès qu'il l'eut entendu, lui dit de se trouver le lendemain au conseil de guerre où il saurait la décision de Jouaust, et, à tout événement, de « préparer sa déposition (2)

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Ces dimanches de Rennes étaient interminables. Beaucoup de témoins partaient dès la veille pour la campagne, la plage voisine de Dinard. Ceux qui restaient et les journalistes rôdaient par les rues, en quête de nouvelles. Ils surent que les généraux s'étaient réunis, avaient longuement délibéré (3). Le lundi, avant l'audience, on vit Roget en grande conversation avec un inconnu, un homme jeune, d'une trentaine d'années, d'aspect chétif, une figure fine au teint mat, les cheveux d'un blond pâle, une petite moustache sur « des lèvres démesurées », avec des restes d'élégance, l'air las, usé, du joueur. Roget, semblait-il, lui faisait la

dépenses ». (Dép. de la femme Rogean, patrónne de l'hôtel, par commission rogatoire du 8 avril 1904. Il dépensa 10 francs par jour, dont 5 pour sa chambre. 3-8 septembre 1899.)

(1) Procès Dautriche, 602, Montéran; 663, Deglas.

2) Ibid.

(3) JAURES, CORNELY Pelite République et Figaro du 6 septembre 1899), etc.

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