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citoyens de Rome ou d'Athènes, et ne s'apercevait même pas qu'on l'oubliait un peu dans la bataille, parce qu'il n'était pas matière à déclamation, ce qui le grandit encore. Et, dans cette entreprise de justice, il restait, chose rare, absolument juste et, aussi, parfaitement politique. Ceux des revisionnistes qui réclamaient déjà le bagne ou la prison pour Mercier ne lui semblaient pas seulement imprudents, mais réfractaires à l'idée maîtresse de cette tentative de réformation morale: « Les coupables, m'écrivait-il, sont déjà châtiés par l'inquiétude introduite dans leur vie et par le redoutable jugement qu'ils savent leur être réservé par l'histoire... Nous n'avons pas voulu de représailles contre les auteurs du Seize Mai, et nous avons bien fait (1). » Il se savait condamné, mais espérait de vivre jusqu'à l'arrêt de revision, au retour de Dreyfus.

Vers la même époque, l'ancien ambassadeur d'Italie à Paris, Ressmann, écrivit à la fille de Peyrat: « Je sens la mort qui vient, mais elle ne me fait pas peur ; je souffre tant! Je n'ai qu'un regret, c'est de mourir sans avoir vu proclamer l'innocence de ce malheureux. Dreyfus (2). >>

Dans l'allégresse, déjà victorieuse, des dernières heures du combat, le petit groupement catholique qui se souvenait qu'une religion d'amour avait été prêchée sur la Montagne, se constitua en comité, sur l'initiative de Viollet, d'un ancien officier, Feray Bugeaud d'Isly, et de quatre prêtres libres, les abbés Grosjean, Martinet, Pichot et Russacq, qui réunirent quelques centaines

(1) 3 janvier 1899. Zola, de même, m'écrivit le 30 avril : « Je laisserais volontiers les coupables sous le seul châtiment de l'éternel mépris public.

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(2) Rennes, I, 280, lettre du 14 mars 1899, à la marquise Arconati-Visconti.

d'adhérents. (Encore une fois, des hommes qui eussent dû parler depuis longtemps, qui se le devaient à euxmêmes et à leur talent, Vogüé, d'Haussonville, Vandal, continuèrent à se taire.) Les fanatiques et les politiques, comme irrités des services qu'on voulait leur rendre, ripostèrent par des injures. Ces braves gens ne s'y arrêtèrent pas, ni Hervé de Kérohant qui dépensa dans des articles quotidiens ce qui lui restait de vie; ni cet ancien procureur général bonapartiste, le vieux Froissard, qui avait repris, à lui seul, pièces en mains, l'immense enquête, et, « vaincu, terrassé par l'évidence », se déclarait << aussi sûr de l'innocence de Dreyfus que de son propre honneur »; ni l'abbé Brugerette ou l'abbé Frémont, si malheureux de voir « anéantir la croix de Jésus » dans cette grande bataille d'idées, la plus palpitante qui ait agité la conscience mondiale (1). Ils osèrent protester « que l'idée anti-chrétienne, c'était l'idée anti-dreyfusiste », et ils s'appliquaient la parole de la Bible : « Dieu dit à Ezéchiel : Sonne du cor, Ezéchiel Et si ton peuple ne veut pas l'écouter, toi, du moins, tu auras sauvé ton âme !... >>

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Près de la moitié de la France n'entendait pas encore, mais l'Europe, le monde admiraient cette grande chose française. Un de ces rudes bateliers de la Bessarabie, moitié anthropoïde, moitié buffle, dit au docteur Robin, dès qu'il sut que c'était un Français : « Ah! vous êtes du pays où l'on ne veut pas qu'il y ait d'injustice! »

(1) Abbé H. DE SAINT-POLI, loc. cit., 7, 13, 23, etc. · Cf. LEON CHAINE, les Catholiques français et leurs difficultés actuelles, 7; lettre d'un ancien procureur général dans l'Autorité du 5 décembre 1903; QUINCAMPOIX, la Voix d'un catholique; PICHOT et JORRAND, la Question chrétienne el la Question juive.

VII

L'arrêt était rendu par ce qu'on pouvait appeler maintenant, enfin, « la conscience publique ». On ne savait encore rien des Chambres réunies.

La Cour, après avoir longuement étudié le dossier judiciaire, voulut connaître le dossier secret. Chamoin le lui présenta (1), plaida, selon les instructions de Freycinet, mais sans nulle conviction apparente, que Dreyfus était coupable. Les conseillers des Chambres civiles, comme l'avaient fait ceux de la Chambre criminelle, examinèrent, palpèrent, une à une, les fameuses pièces, falsifiées ou fausses pour la plupart. Rien, des niaiseries, des histoires de femmes. On se regardait avec stupeur, consterné d'une telle sottise ou déçu d'un tel néant; Chamoin, qui en eut conscience, regardait le plafond. Quand on eut terminé, un conseiller lui demanda si c'était bien tout le dossier, toutes les pièces. Chamoin en donna sa parole, dans l'ignorance où il était que des documents favorables à Dreyfus avaient été soustraits ou cachés (2). Le conseiller : « Il se pourrait qu'il y eût, au ministère de la Guerre, une pièce d'où résulterait la culpabilité de Dreyfus, mais telle qu'elle ne puisse pas être produite sans inconvénients. Je ne vous demande pas de dire ce que contiendrait cette pièce. Je vous demande seulement de dire, sur l'honneur, si, oui ou non, il existe une telle pièce. » Il pensait au document mystérieux dont Esterhazy et Henry, Rochefort et Drumont, Millevoye, à Suresnes, puis Lasies, à la tribune de la Chambre, avaient menacé

(1) 27 mars 1899.
(2) Voir t. IV, 477.

Il était accompagné de Cuignet.

les partisans de la Revision, « la preuve évidente et palpable de la culpabilité de Dreyfus, mais qu'on ne pouvait pas communiquer (1) ». Chamoin, sans une hésitation, affirma qu'une telle pièce n'existait pas.

Restait une question, un peu grossie par les passions aux prises, si les Chambres réunies procéderaient à une enquête supplémentaire.

Il s'était produit, à ce sujet, un singulier revirement parmi les adversaires de la Revision.

Pendant les deux mois où l'on discuta du dessaisissement, ils avaient réclamé que l'enquête de la Chambre criminelle fût mise au pilon, comme entachée de partialité, et Quesnay, Lemaître, Barrès, exigeaient que les Chambres réunies procédassent à un nouvel examen intégral de l'Affaire. Maintenant, ces mêmes gens trouvaient qu'il y avait assez de lumière et criaient qu'il fallait en finir au plus vite.

Même revirement chez les militaires compromis. En janvier, à leur demande, Freycinet avait prié Lebret de provoquer la confrontation de Gonse et de Roget avec Bertulus et Picquart (2). La Chambre criminelle s'y était refusée, ces confrontations, qui auraient pu dégénérer en algarades, « paraissant inutiles à la manifestation de la vérité (3) ».

A présent, Gonse et Roget, Cavaignac lui-même, n'avaient plus que « le désir d'une prompte solution »; ils auraient craint, en insistant, « de contribuer à retarder l'arrêt (4) ». Ils se bornèrent à renouveler, dans des lettres écrites à tête reposée, leurs affirmations pré

(1) Voir t. IV, 465.

(2) Cass., II, 316 et suiv., lettres de Chamoin à Freycinet, du 13 janvier 1899, de Freycinet à Lebret, du 14, nouvelle lettre de Chamoin du 18.

(3) Ibid., 319, 27 et 30 janvier.

(4) Ibid., 344, lettre de Cavaignac à Mazeau.

cédentes (1); cela était plus sûr que de discuter avec Bertulus, Picquart et moi, qui demandions à être entendus.

D'autres aussi le demandaient, dont la parole inspirait encore plus d'appréhensions. C'étaient Charavay qui, sous les reproches de Monod et ses propres remords, convint enfin de son erreur de 1894 et attribua formellement le bordereau à Esterhazy (2); et l'un des juges de Dreyfus, le capitaine Freystætter, qui, lui aussi, avait ouvert les yeux et tenait à honneur de décharger sa conscience.

VIII

Freystætter, depuis la condamnation de Dreyfus, n'avait pas été à l'abri d'inquiétudes qu'il avait mal calmées. D'abord, il s'émut aux protestations de Dreyfus pendant la parade; puis, la lecture des journaux antisémites, un entretien qu'il eut avec un prêtre, lui firent entrevoir l'horreur d'une vengeance religieuse; enfin, il s'étonnait de la mentalité de quelques-uns des officiers qui avaient été appelés à préparer la victoire (3)». Pourtant, il se rassura, quand un officier de la garde républicaine lui raconta que Dreyfus avait fait des aveux à Lebrun-Renault et, s'étant embarqué peu après pour le Dahomey (4), il y prit le commandement d'une compagnie de tirailleurs sénégalais, la

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(1) Cass., II, 352, lettre de Gonse à Mazeau.

(2) Ibid., 341, lettre à Monod.

(3) Note (inédite) de Freystætter.

(4) Février 1895.

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