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3o La contradiction manifeste existant entre l'expertise de 1894, dans le procès Esterhazy, et, de plus, le nouvel avis de l'un des experts de 1894, ayant pour résultat de déplacer la majorité de l'expertise de 1894;

4° L'identité absolue, avec le papier pelure sur lequel est écrit le bordereau, du papier pelure ayant servi à Esterhazy pour écrire deux lettres en 1892 et 1894 reconnues par lui;

5° La preuve absolue, résultant de plusieurs lettres d'Esterhazy, de ce fait qu'il a assisté aux manœuvres d'août à Chalons en 1894, et d'autres documents de la cause que c'est lui seul qui a pu écrire cette phrase du bordereau : « Je vais partir en manœuvres », tandis qu'il résulte d'une circulaire officielle du 17 mai 1894, non produite au procès de 1894, que Dreyfus, non seulement n'est pas allé à ces manœuvres, ni à d'autres postérieures, mais qu'il ne pouvait pas ignorer qu'il ne devait pas y aller et qu'il n'a pu, par suite, écrire cette phrase;

6o Le rapport officiel de la Préfecture de police, non produit aux débats de 1894, établissant que, contrairement aux renseignements fournis par Guénée et retenus par l'accusation, comme arguments moraux, ce n'était pas Dreyfus qui fréquentait les cercles où l'on jouait et qu'il y avait eu confusion de nom;

7° La scène si dramatique qui s'est produite dans le cabinet de M. Bertulus et qui justifie les présomptions les plus graves sur les agissements coupables d'Henry et d'Esterhazy;

8° La dépêche du 2 novembre 1894, sur le sens de laquelle tout le monde est d'accord aujourd'hui, non produite au procès, et de laquelle il résulte, à l'encontre d'une autre dépêche qu'on avait invoquée contre Dreyfus, que Dreyfus n'avait eu aucune relation avec la puissance étrangère visée dans cette dépêche;

9o Les documents officiels qui établissent que Dreyfus n'a eu aucune relation directe ou indirecte avec aucune puissance étrangère;

10° Enfin, les protestations et les présomptions graves d'innocence résultant des pièces du dossier et de la corres

pondance de Dreyfus, démontrant que Dreyfus n'a jamais avoué ni pu avouer sa culpabilité;

Et attendu qu'aux termes de l'article 443 du Code d'instruction criminelle, § 4, la revision peut être demandée :

« Lorsque, après une condamnation, un fait viendra à se produire ou à se révéler, ou lorsque des pièces inconnues lors des débats seront représentées, de nature à établir l'innocence du condamné. »

Attendu que tous les faits ci-dessus précisés constituent des faits nouveaux ou des pièces nouvelles, dans le sens de la loi ; que c'est donc le cas de les admettre et de casser, par suite, le jugement du 22 décembre 1894:

Par ces motifs,

Le Procureur général,

Vu les pièces du dossier et de l'enquête;

Vu les articles 443, § 4, 444, 445 du Code d'instruction criminelle;

Requiert qu'il plaise à la Cour,

Admettre les faits nouveaux et les pièces nouvelles cidessus visés comme étant de nature à établir l'innocence de Dreyfus.

Ce faisant, déclarer recevable au fond comme légalement justifiée la demande en revision du jugement du Conseil de guerre, en date du 22 décembre 1894 :

Casser et annuler ledit jugement, et renvoyer la cause et Dreyfus, en l'état d'accusé, devant tel Conseil de guerre qu'il lui plaira désigner.

Fait au Parquet, le 27 mai 1899.

LA COUR,

Le Procureur général :
Signé J. MANAU.

Oui M. le président Ballot-Beaupré, en son rapport, M. le procureur général Manau, en ses réquisitions, et Me Mornard, avocat de la dame Dreyfus, ès qualités, intervenante, en ses conclusions;

Vu l'article 443, § 4, du Code d'instruction criminelle ainsi conçu : « La revision pourra être demandée... lorsque, après une condamnation, un fait viendra à se produire ou à se révéler, ou lorsque des pièces inconnues lors des débats seront représentées, de nature à établir l'innocence du condamné;

Vu l'article 445, modifié par la loi du 1er mars 1899;

Vu l'arrêt du 29 octobre 1897, par lequel la Chambre criminelle, ordonnant une enquête, a déclaré recevable en la forme la demande tendant à la revision du procès d'Alfred Dreyfus, condamné le 21 décembre 1894 à la peine de la déportation dans une enceinte fortifiée et à la dégradation militaire pour crime de haute trahison;

Vu les procès-verbaux de ladite enquête et les pièces jointes;

Sur le moyen tiré de ce que la pièce secrète, dite « ce canaille de D... », aurait été communiquée au conseil de guerre:

Attendu que cette communication est prouvée, à la fois, par la déposition du président Casimir-Perier et par celle des généraux Mercier et de Boisdeffre eux-mêmes ;

Que, d'une part, le président Casimir-Perier a déclaré tenir du général Mercier que l'on avait mis sous les yeux du Conseil de guerre la pièce contenant les mots << ce canaille de D... », regardée alors comme désignant Dreyfus ;

Que, d'autre part, les généraux Mercier et de Boisdeffre, invités à dire s'ils savaient que la communication avait eu lieu, ont refusé de répondre, et qu'ils l'ont ainsi reconnu implicitement;

Attendu que la révélation, postérieure au jugement, de la communication aux juges d'un document qui a pu produire sur leur esprit une impression décisive et qui est aujourd'hui considéré comme inapplicable au condamné, constitue un fait nouveau de nature à établir l'innocence de celui-ci ; Sur le moyen concernant le bordereau :

Attendu que le crime reproché à Dreyfus consistait dans le fait d'avoir livré à une puissance étrangère ou à ses

agents des documents intéressant la défense nationale, confidentiels ou secrets, dont l'envoi avait été accompagné d'une lettre missive, ou bordereau, non datée, non signée, et écrite sur un papier pelure « filigrané au canevas après fabrication de rayures en quadrillage de quatre millimètres sur chaque sens » ;

Attendu que cette lettre, base de l'accusation dirigée contre lui, avait été successivement soumise à cinq experts chargés d'en comparer l'écriture avec la sienne, et que trois d'entre eux, Charavay, Teyssonnières et Bertillon, la lui avaient attribuée;

Que l'on n'avait, d'ailleurs, ni découvert en sa possession, ni prouvé qu'il eût employé aucun papier de cette espèce et que les recherches faites pour en trouver de pareil chez un certain nombre de marchands au détail avaient été infructueuses; que, cependant, un échantillon semblable, quoique de format différent, avait été fourni par la maison Marion, marchand en gros, cité Bergère, où l'on avait déclaré que << le modèle n'était plus courant dans le commerce » ;

Attendu qu'en novembre 1898 l'enquête a révélé l'existence et amené la saisie de deux lettres sur papier pelure quadrillé, dont l'authenticité n'est pas douteuse, datées l'une du 17 avril 1892, l'autre du 17 août 1894, celle-ci contemporaine de l'envoi du bordereau, toutes deux émanées d'un autre officier qui, en décembre 1897, avait expressément nié s'être jamais servi de papier calque;

Attendu, d'une part, que trois experts commis par la Chambre criminelle, les professeurs de l'École des chartes Meyer, Giry et Molinier ont été d'accord pour affirmer que le bordereau était écrit de la même main que les deux lettres susvisées, et qu'à leurs conclusions Charavay s'est associé, après examen de cette écriture qu'en 1894 il ne connaissait

pas;

Attendu, d'autre part, que trois experts également commis: Putois, président, et Choquet, président honoraire de la Chambre syndicale du papier et des industries qui le transforment, et Marion, marchand en gros, ont constaté

que, comme mesures extérieures et mesures du quadrillage, comme nuance, épaisseur, transparence, poids et collage, comme matières premières employées à la fabrication, le papier du bordereau présentait les caractères de la plus grande similitude » avec celui de la lettre du 17 août 1894;

Attendu que ces faits, inconnus du Conseil de guerre qui a prononcé la condamnation, tendent à démontrer que le bordereau n'aurait pas été écrit par Dreyfus;

Qu'ils sont, par suite, de nature, aussi, à établir l'innocence du condamné ;

Qu'ils rentrent, dès lors, dans le cas prévu par le paragraphe 4 de l'article 443;

Et qu'on ne peut les écarter en invoquant des faits également postérieurs au jugement, comme les propos tenus le 5 janvier, par Dreyfus, devant le capitaine LebrunRenaud ;

Qu'on ne saurait, en effet, voir dans ces propos un aveu de culpabilité, puisque non seulement ils débutent par une protestation d'innocence, mais qu'il n'est pas possible d'en fixer le texte exact et complet, par suite des différences existant entre les déclarations successives du capitaine Lebrun-Renaud et celles des autres témoins ;

Et qu'il n'y a pas lieu de s'arrêter davantage à la déposition de Depert, contredite par celle du directeur du Dépôt qui, le 5 janvier 1895, était auprès de lui;

Et attendu que, par l'application de l'article 445, il doit être procédé à de nouveaux débats oraux ;

Par ces motifs, et sans qu'il soit besoin de statuer sur les autres moyens :

Casse et annule le jugement de condamnation, rendu, le 22 décembre 1894, contre Alfred Dreyfus par le 1er Conseil de guerre du Gouvernement militaire de Paris;

Et renvoie l'accusé devant le Conseil de guerre de

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