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bable, que le conseil de revision de Paris, oubliant que sa mission consiste à envisager la forme et ses vices et rien de plus entre dans la peau des juges de Rennes et se refuse à casser leur jugement, nous ne pourrons nous dissimuler qu'il y a dans l'armée un parti pris, et absolument pris de ne pas vouloir l'acquittement de Dreyfus.

Cet état d'esprit se généralisera d'autant plus que tous les indécis se rallieront à tous ceux que l'on nommera les vainqueurs je parle des indécis de l'armée).

S'il en est ainsi, comme c'est archi-probable, il y aura d'un côté l'armée et de l'autre côté « les autres ». Si le ministère pouvait rester au-dessus des uns et des autres, la chose serait simple, et il suffirait d'un peu d'énergie.

Mais, d'après ce que vous m'avez dit hier soir, le gouvernement, par les actes du Garde des Sceaux, devra intervenir et provoquer la cassation du jugement de Rennes pour excès de pouvoir. Ce sera le combat contre deux conseils de guerre et deux conseils de revision. Ce sera le combat contre toute l'armée, concentrée dans une résistance morale. N'oubliez pas qu'à l'étranger, partout à l'étranger, la condamnation sera jugée avec une sévérité extrême; que, parmi les revisionnistes de France, beaucoup, fatigués de la lutte, vont passer du côté des conseils de guerre. N'oublions pas qu'en France la grande majorité est antisémite. Nous serons donc dans la posture suivante : d'un côté toute l'armée, la majorité des Français (je ne parle pas des députés et des sénateurs), et tous les agitateurs; de l'autre, le ministère, les dreyfusards et l'étranger.

Nous n'avons pas été et nous ne voulons pas être le ministère de l'acquittement, mais celui qui s'inclinerait devant la sentence du conseil de guerre quelle qu'elle fût. Cette solution sera moralement acquise lors même qu'elle aurait été précédée de vices de forme.

En supposant (ce que je ne puis admettre) qu'elle n'ait pas été résolue par des hommes s'inspirant de leur conscience, il faudrait, pour la combattre, avoir pour soi une très grosse majorité dans le Parlement et dans le pays; ce ne sera pas

le cas. D'où, sans vous ennuyer de plus longues réflexions, j'en arrive à conclure que le gouvernement ne peut entrer en lutte contre les arrêts réfléchis de deux conseils de guerre et, à mon avis, il entrerait en lutte s'il ne combattait pas tout ce qui peut, d'ailleurs sans résultat utile, prolonger l'agitation. Les Chambres seules pourront plus tard imposer à un ministère une pareille entrée en campagne. Ce ne sont que des réflexions.

Amitiés.

GALLIFFET.

Mercredi, 13 septembre 1899.

MONSIEUR LE PRÉSIDENT DU CONSEIL

ET CHER COLLÈGUE,

J'ai pu, depuis deux jours, recueillir l'impression de beaucoup de mes camarades de l'armée et je m'empresse de les porter à votre connaissance.

Aujourd'hui que la justice a suivi son cours régulier et que tout le monde s'est incliné devant le verdict du conseil de guerre de Rennes, chacun est envahi par la pitié. On constate que le condamné a subi, dans des conditions exceptionnellement dures, la moitié de la peine à laquelle il a été condamné au point de faire craindre pour sa vie. On sent que le moment est venu de pacifier les esprits, de mettre fin à nos querelles, pour nous permettre de songer aux besoins du pays et de ne pas oublier que l'Exposition universelle de 1900 doit ouvrir avec le nouveau siècle une ère de paix et de travail.

J'estime, et, en cela, je crois être d'accord avec la plupart de mes camarades, que M. le Président de la République nous obtiendrait les résultats que je me permets de souhaiter, s'il se décidait à signer un décret de gråce en faveur du condamné Dreyfus.

J'estime en même temps que cette mesure de souveraine pitié ne serait pas comprise de tous, s'il n'était pas résolu, en principe, de mettre pour toujours hors de cause les officiers généraux ou autres qui ont été mêlés à cette malheureuse affaire.

Il faut leur ouvrir les portes de l'oubli.

Croyez, Monsieur le Président et cher Collègue, à mes sentiments de haute considération.

Général GAlliffet.

La grâce du capitaine Dreyfus.

MINISTÈRE DE LA GUERRE

RAPPORT AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

Paris, le 19 septembre 1899.

MONSIEUR LE Président,

Le 9 septembre courant, le conseil de guerre de Rennes a condamné Dreyfus, par cinq voix contre deux, à dix années de détention; à la majorité, il lui a accordé des circonstances atténuantes.

Après s'être pourvu devant le conseil de revision, Dreyfus s'est désisté de son recours.

Le jugement est devenu définitif et, dès lors, il participe de l'autorité même de la loi devant laquelle chacun doit s'incliner. La plus haute fonction du gouvernement est de faire respecter, sans distinction et sans arrière-pensée, les décisions de la justice. Résolu à remplir ce devoir, il doit aussi se préoccuper de ce que conseillent la clémence et l'intérêt

public. Le verdict même du conseil de guerre, qui a admis des circonstances atténuantes, le vœu immédiatement exprimé que la sentence fùt adoucie, sont autant d'indications qui devaient solliciter l'attention.

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A la suite du jugement rendu en 1894, Dreyfus a subi cinq années de déportation. Ce jugement a été annulé le 3 juin 1899, et une peine inférieure, tant au point de vue de sa nature que de sa durée, lui a été appliquée. Si l'on déduit des dix années de détention les cinq années qu'il a accomplies à l'île du Diable, et il ne peut en être autrement, Dreyfus aura subi cinq années de déportation et il devra subir cinq années de détention. On s'est demandé s'il n'était pas possible d'assimiler la déportation à la réclusion dans une prison cellulaire et, dans ce cas, il aurait presque complètement purgé sa condamnation. La législation ne semble pas le permettre; il suit de là que Dreyfus devrait accomplir une peine supérieure à celle à laquelle il a été effectivement condamné.

Il résulte encore des renseignements recueillis que la santé du condamné a été gravement compromise et qu'il ne supporterait pas, sans le plus grave péril, une détention prolongée.

En dehors de ces considérations, de nature à éveiller la sollicitude, d'autres encore, d'un ordre plus général, tendent à la même conclusion. Un intérêt politique supérieur, la nécessité de ressaisir toutes leurs forces ont toujours commandé aux gouvernements, après des crises difficiles, et à l'égard de certains ordres de faits, des mesures de clémence ou d'oubli. Le gouvernement répondrait mal au vœu du pays, avide de pacification, si, par les actes qu'il lui appartient, soit d'accomplir de sa propre initiative, soit de proposer au Parlement, il ne s'efforçait pas d'effacer toutes les traces d'un douloureux conflit.

Il vous appartient, Monsieur le Président, par un acte de baute humanité, de donner le premier gage à l'œuvre d'apaisement que l'opinion réclame et que le bien de la République commande.

C'est pourquoi j'ai l'honneur de proposer à votre signature le décret ci-joint.

Veuillez agréer, monsieur le Président, l'hominage de mon respectueux dévouement.

Le Ministre de la Guerre,

Général GALliffet.

DÉCRET

Le Président de la République française,
Sur le rapport du Ministre de la Guerre ;

Vu la loi du 25 février 1875;

Vu l'avis de M. le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice;

Décrète :

Article premier. Il est accordé à Dreyfus (Alfred) remise du reste de la peine de dix ans dé détention prononcée contre lui par arrêt du conseil de guerre de Rennes, en date du 9 septembre 1899, ainsi que de la dégradation militaire. Art. 2. Le Ministre de la Guerre est chargé de l'exécution du présent décret.

Fait à Paris, le 19 septembre 1899.

Par le Président de la République,

Le Ministre de la Guerre,
Général GAlliffet.

ÉMILE LOUBET.

FIN

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