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ou de fortune, sont membres de l'Etat, de même ils participent à la souveraineté.

11. Si la souveraineté est l'expression juridique de l'individualité de l'Etat, et si la formation de l'Etat est un phénomène naturel, il est superflu de discuter sur l'origine de la souveraineté; de rechercher si elle est une délégation de Dieu, créateur et maître des hommes, ou si elle résulte du contrat social formé entre les individus.

Les deux théories ont été soutenues. Elles me paraissent confondre d'abord la souveraineté avec les pouvoirs qui en découlent, et ensuite les pouvoirs euxmêmes avec les hommes qui les exercent. On a vu souvent un homme exercer tous les pouvoirs sociaux, et par conséquent manifester de toutes manières la vie, l'individualité, la souveraineté de l'Etat, et on a appelé cet homme le souverain. On a fait de même pour les groupes plus ou moins nombreux par lesquels se sont exercés les pouvoirs sociaux. Il faut au contraire proclamer que l'Etat seul est souverain et que les dépositaires du pouvoir ne sont que les agents de la souveraineté nationale.

Cette double confusion est d'autant plus regrettable que l'on a souvent conçu la souveraineté comme absolue, illimitée, irresponsable; et cette conception se rencontre même chez ceux qui attribuent à la souveraineté une origine populaire. Une pareille idée est inquiétante; pour l'écarter, on a fait appel soit aux notions religieuses, soit aux notions de justice, soit aux notions d'intérêt, les unes et les autres étrangères au Droit. Ces ressources illégitimes ne sont pas indispensables; si l'Etat souverain a des droits sur les individus, c'est parce que, vivant, il a le droit de vivre; par conséquent, ses droits sont épuisés dès que son existence est assurée.

12. Le principe de la souveraineté nationale est souvent justifié d'une autre manière.

Rousseau (Contrat social, liv. I, chap. vii) le fait

découler du contrat social, par lequel chaque individu, quittant l'état de nature qui est l'isolement et qui le laisse exposé à mille dangers, abdique son indépendance entre les mains de la société qui le protège efficacement. Ce contrat est nécessairement unanime, et il assure à tous une part dans la souveraineté, sinon il ne se formerait pas. Une fois la société formée, les hommes y jouissent également des droits politiques, du droit de vote; mais, dès lors, pour que l'Etat fonctionne, il faudra renoncer à l'unanimité dans les décisions et se contenter de la majorité. Rousseau (Contrat social, liv. IV, chap. u) console la minorité en lui disant qu'elle s'est sûrement trompée dans son appréciation sur la conformité entre la décision prise et les termes du contrat social.

D'autres écrivains s'attachent à des vues pratiques. La puissance publique existe dans l'intérêt de tous; donc, tous doivent concourir au règlement de leurs intérêts. D'un autre côté, un pouvoir ne peut s'établir et durer que par deux moyens : ou bien par la force, ce qui suppose des conditions exceptionnelles, ou bien par l'opinion publique; or, la seule manière de donner à l'opinion les moyens de s'exprimer clairement et sûrement, c'est de faire participer tous les hommes au pouvoir. Cette manière de voir est comme traditionnelle en France. Elle a été exposée souvent dans les Etats généraux de l'ancienne France. Elle est la forme populaire des principes de 1789; elle se retrouve en d'assez nombreux ouvrages.

Ces deux systèmes confondent la souveraineté et le pouvoir. De plus, le premier se rattache à la théorie. erronée du contrat social. Le second identifie à tort l'intérêt national avec la somme des intérêts individuels (no 8 et 9) et ne voit dans l'Etat qu'un moyen. Si la théorie ci-dessus exposée avait besoin d'un complément utilitaire, je dirais plutôt que l'Etat a intérêt à associer le plus grand nombre possible de collaborations, à ne négliger la valeur d'aucun de ses éléments.

Ceci d'ailleurs justifie le suffrage universel plutôt que la souveraineté nationale (nos 33 et s., 156 el s.).

13. La doctrine de la souveraineté nationale est assez généralement acceptée aujourd'hui. Mais d'autres. théories ont été soutenues.

L'une fonde la souveraineté ou plus exactement le pouvoir sur une délégation divine les rois seraient. investis de leur autorité par Dieu, et ne seraient comptables de leurs actes qu'à Dieu seul. Cette doctrine a été celle de notre ancienne monarchie absolue; elle est clairement exposée par Bossuet dans sa Politique tirée des propres paroles de l'Ecriture Sainte (1709); plus récemment, elle a été défendue en France par Joseph de Maistre (Etude sur la souveraineté, 17941796) et de Bonald (Législation primitive, 1802).

La tradition des canonistes catholiques, tout en affirmant que la souveraineté vient de Dieu, admet la souveraineté nationale. Non que le peuple soit la source de la souveraineté; mais il en est le dépositaire, et s'il en confie l'exercice à des princes, ceux-ci sont immédiatement responsables devant lui.

Une autre théorie fonde la souveraineté et le pouvoir sur une longue possession, et elle se ramène à la doctrine de l'opinion publique, laquelle conduit à la souveraineté nationale. La prescription d'ailleurs ne fonde pas le droit; elle le sacrifie à un intérêt jugé supérieur.

Une autre doctrine voit dans la formation du pouvoir un phénomène naturel et fatal, comme la formation de la nation elle-même. Elle ne démontre pas que l'intelligence et la volonté humaine soient étrangères à ce phénomène.

Enfin quelques penseurs éminents proclament la souveraineté de la Raison, de la Justice, du Droit, effort louable pour mettre des limites à l'omnipotence de la souveraineté nationale; idée vague et insuffisamment juridique.

14. On a beaucoup discuté sur les caractères que Rousseau et, après lui, la Constitution de 1791 (tit. III,

préamb., art. 1) donnent à la souveraineté : unité, indivisibilité, inaliénabilité, imprescriptibilité. Peutêtre, pour résoudre toutes ces questions, suffirait-il de distinguer entre la souveraineté elle-même et son exercice. La souveraineté de l'Etat, comme toute personnalité, est indivisible, inaliénable, imprescriptible, sinon elle s'évanouit. Mais son exercice sera utilement confié à des autorités (nos 35 et s.), et le régime représentatif se concilie avec la souveraineté nationale dont il est un des modes pratiques; - à plusieurs autorités, qui se partageront la tâche pour la mieux remplir (nos 392 et s.). S'il est difficile d'accepter qu'un homme ou une dynastie usurpe sur la souveraineté nationale, il est légitime que la nation accorde sa confiance à ceux qui la gouvernent bien, même s'ils ont employé la force pour prendre la place de leurs prédécesseurs.

III

Classification des pouvoirs.

15. La personnalité de l'Etat, comme toute personnalité, se manifeste par des fonctions, et ces fonctions sont remplies par des organes. Le même mot pouvoir sert à désigner et les fonctions et les organes de l'Etat. Ainsi on dira que le pouvoir (fonction) législatif appartient en France à deux Chambres, et aussi que les pouvoirs (organes) législatif et exécutif sont d'accord ou en conflit (1).

Cette confusion a fortement embrouillé la question de la séparation des pouvoirs. En réalité, il y a deux

(1) Celle confusion a pénétré jusque dans les textes constitutionnels. La L. C. 25 fév. 1875 est intitulée: Loi relative à l'organisalion des pouvoirs publics, la L. C. 16 juillet 1875, Loi sur les rapports des pouvoirs publics, désignant ainsi le Président de la République et les Chambres, c'est-à-dire des organes. D'autre part, la L. C. 25 fév. 1875, art. 1, dit : « Le pouvoir législatif s'exerce par deux assemblées », visant alors la fonction législative.

questions: 1° Combien dans un Etat y a-t-il de fonctions distinctes et irréductibles? 2o Convient-il de confier l'exercice de ces fonctions diverses aux mêmes organes ou à des organes différents? La première est d'ordre scientifique, d'analyse, de classification; elle n'est pas susceptible de plusieurs solutions, si du moins on l'envisage au même point de vue. La seconde est une question d'art politique, d'arrangement coutingent. On la retrouvera plus tard (n° 3 2 et s.).

Quant à la classification des fonctions, elle aboutit, selon les points de vue adoptés, à des résultats différents. Si l'on examine les différents objets auxquels peut s'appliquer l'activité de l'Etat, on sera amené à parler de la fonction économique, militaire, éducative, etc., de l'Etat. Le Droit, qui est surtout descriptif, qui étudie les caractères extérieurs des manifestations de l'Etat, sans se préoccuper du but poursuivi, est forcé de reconnaître que ces manifestations consistent ou bien dans l'émission d'une règle obligatoire, ou bien dans l'accomplissement d'un acte positif; le droit distingue ainsi la fonction (ou pouvoir) législative et la fonction (ou pouvoir) exécutive.

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16. Une autre théorie, presque classique, reconnaît trois pouvoirs le législatif, qui édicte la loi; l'exécutif, qui l'accomplit; le judiciaire, qui juge les procès. Elle invoque principalement l'autorité de Montesquieu qui en ces matières vaut un argument; mais le fragment habituellement cité est loin d'être précis :

« Il y a dans chaque Etat trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil. Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge les diffé

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