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est vrai que le peuple s'identifie avec la société et que tous les individus collaborent à la vie collective, le peuple se compose de tous les individus, sans distinction, qui composent l'Etat. Il comprend les hommes et les femmes, les majeurs et les mineurs, les riches et les pauvres, les savants et les ignorants, les vertueux et même les criminels.

Mais tous les individus ne collaborent pas à la vie sociale d'une manière égale ni semblable; certains la troublent par leurs méfaits, et la feraient bientôt cesser, sans la répression qui corrige et la prévention qui arrête; les autres apportent un concours plus ou moins heureux selon leurs capacités intellectuelles et scientifiques, selon leur activité, selon leur richesse, selon leur fécondité ou leur stérilité. Les lois vraiment démocratiques doivent, en fixant les droits politiques de chacun, tenir compte des différences principales ; et si elles ne peuvent traduire exactement les innombrables et subtiles nuances de l'organisation sociale, elles doivent, en modelant l'organisation politique, en rappeler les traits généraux. Au moins ne doivent-elles pas admettre des règles qui violent ouvertement la nature des choses, par exemple donner au nombre seul l'influence prépondérante.

33. Ici commencent les divergences.

On ne fait pas de difficulté pour établir une différence entre les criminels et les gens de bien, entre l'enfant et l'homme fait; pour accorder à l'homme vertueux et d'âge mûr sa part dans le pouvoir du peuple, et pour la refuser au criminel, parce qu'il est criminel, à l'enfant, parce qu'il est incapable.

L'accord cesse dès qu'on veut serrer de près ces formules vagues, et surtout pousser au bout le principe qui les inspire. Quels crimes excluent-ils des droits politiques? Si la frontière morale entre l'homme de bien et le méchant est parfois incertaine, combien douteuse la frontière politique! Quel est l'âge qui porte en soi l'aptitude aux affaires publiques? Et s'il

faut se contenter d'une présomption, cet âge sera-t-il le même que pour les affaires civiles? Le sexe doit-il être en tout cas une présomption irréfragable de capacité politique pour les uns, d'incapacité pour les autres? Enfin et surtout, l'art politique, qui admet plusieurs des différences que la nature a établies entre les hommes, ne doit-il pas les admettre toutes? Il existe dans la partie masculine, âgée et honnête du peuple, des différences aussi graves que celles qui tiennent au sexe ou à l'âge; ne faut-il pas en tenir compte pour fixer la part proportionnelle que chacun doit prendre dans le pouvoir populaire ?

34. Les questions sont redoutables, difficiles, ne peuvent sans doute pas recevoir une solution uniforme chez tous les peuples. Il y a une doctrine simple et presque brutale: tous les hommes ayant atteint la majorité civile et exempts de graves condamnations pénales forment une seule catégorie à laquelle les lois confient l'exercice des pouvoirs du peuple, et dans laquelle chacun a une part égale d'influence, quelles que soient ses capacités, sa richesse, même sa vertu.

Telle est la conception dominante aujourd'hui, du peuple, de la démocratie; elle se résout dans l'égalité absolue entre les membres d'une catégorie. Mais c'est vainement qu'on tente de faire violence à la nature. Tandis que les lois écrites essaient de créer une égalité à la fois excessive et incomplète, la pratique, les mœurs tendent à constituer une hiérarchie analogue à celle qui existe réellement dans la société et dans la nature. Cette hiérarchie est instable comme la composition même du corps social; sinon dans les principes, car les facteurs de ce mouvement sont peu nombreux, du moins dans les personnes; différence avec la hiérarchie aristocratique, le plus souvent immobile. 35. Le peuple exerce ses droits directement ou indirectement.

L'exercice direct est présenté par Rousseau (Contrat social, liv. III, chap. xII et s.) comme la conséquence

inévitable de la souveraineté nationale : la loi est l'expression de la volonté nationale; or la volonté ne se représente pas; donc la volonté nationale doit s'exprimer directement. Rousseau reconnaît ainsi que l'exercice direct n'est applicable qu'au pouvoir législatif. L'assemblée générale de la communauté politique peut discuter et voter la règle obligatoire; elle peut aussi siéger comme un tribunal. Pour les autres actes à exécuter, elle sera le plus souvent obligée de déléguer un petit nombre d'hommes, un seul homme (1).

Même ainsi limité, l'exercice direct est pour les membres de la société un travail considérable et incessant. Il suppose que les citoyens sont libres de toute autre occupation, exempts de la nécessité de travailler pour vivre, et c'est pourquoi les démocraties directes de l'antiquité étaient fondées sur l'esclavage; que les citoyens brûlent d'un zèle constant pour les affaires publiques, qu'ils jouent en conscience, avec assiduité, leur rôle politique, et qu'ils l'étudient profondément, afin d'en résoudre sûrement les difficultés. — Il ne convient qu'aux peuples peu nombreux : comment réunir et diriger une assemblée de plusieurs milliers, de plusieurs millions d'hommes? La remarque est de Rousseau (Contral social, liv. III, chap. III et Iv), apôtre de la démocratie directe. Si toutes ces conditions ne sont pas réunies, l'exercice direct devient pour les citoyens une gêne horrible, et il cède rapidement la

(La démocratie directe fonctionne, sous une forme allénuée, en différents canlons suisses où les citoyens, assemblés en landsgemeinde, exercent les pouvoirs les plus importants et ne laissent au Conseil cantonal élu et au Gouvernement élu que les attributions secondaires (V. par exemple la constitution du demi-canton Appenzel Rhodes Extérieures, dans Dareste, Les constitutions modernes, 3e éd., t. I, p. 609 et s., el le règlement pour la Landsgemeinde d'Unterwald-le-Haut, dans Moreau et Delpech, Les règlements des assemblées législatives, t. II, p. 632 et s.). Il s'agit de populations peu nombreuses, menant une vie purement rurale et presque pastorale; encore ont elles dû se donner des délégués pour les acles ordinaires et courants. Leur exemple n'est pas un argument en faveur de la démocratie direcle.

place à une dictature, à l'ombre de laquelle le peuple, délivré de ses droits politiques, vaque à ses affaires et gagne son pain..

Considérée dans son application, la démocratie directe court de graves dangers. Sans autre frein que sa courte sagesse et son expérience toujours jeune, rebelle à toute autorité même issue d'elle, elle manque des qualités nécessaires au gouvernement des peuples. Elle est capricieuse dans ses décisions comme dans ses choix, change arbitrairement ses lois et ses chefs, vit dans une agitation maladive dont elle n'est tirée. le plus souvent que par la dictature subie, acceptée ou implorée.

Enfin il est aisé de montrer que la démocratie directe ne peut fonctionner normalement. Comment réunir en une seule assemblée tous les citoyens d'une grande nation? Et par contre est-il légitime de la fractionner en groupes et de méconnaître ainsi l'unité nationale? Supposons même l'assemblée réunie; elle aura un président; un projet rédigé à l'avance lui sera soumis. Or personne n'ignore l'influence prépondérante qu'exerce sur une assemblée incertaine une volonté nette.

Quant au syllogisme de Rousseau, il ne vaudrait pas contre des raisons aussi fortes, même s'il était exact. Et il ne l'est pas la loi n'est pas l'expression de la volonté générale; elle est la solution d'un problème pratique, la satisfaction donnée aux besoins et aux vœux du peuple. La question est de savoir si la démocratie directe est apte à cette tâche.

36. Pour toutes ces raisons, l'exercice indirect est le plus fréquent. Le peuple n'est pas appelé à faire acte législatif ou exécutif; son rôle se borne à choisir dans son sein, par voie d'élection, des représentants, qui, soit par eux-mêmes, soit par des désignations successives, se chargeront de faire la loi et de l'appliquer.

Le régime représentatif offre un grand nombre de

variétés, d'abord quant au mode d'élection, ensuite quant à l'organisation des pouvoirs. Il présente avec l'aristocratie une ressemblance apparente, car l'élection peut être considérée comme un procédé pour découvrir les meilleurs et leur confier l'exercice des pouvoirs, sociaux. L'apparence est fausse. Dans la forme aristocratique, les meilleurs ont les pouvoirs qu'ils exercent; dans la forme démocratique indirecte, le pouvoir appartient au peuple, qui élit ses agents. Il en résulte que la responsabilité, au moins morale, des élus, qui est un ressort important de la démocratie, n'existe pas dans la forme aristocratique, les meilleurs devant leur situation à une qualité qui leur est propre; dans la forme démocratique, ils la tiennent de l'élection populaire.

37. La forme la plus atténuée de la démocratie directe consiste à reconnaître au peuple, sinon le droit de voter la loi, du moins le droit de la contrôler. Le referendum appelle le peuple, non pas à discuter un projet de loi article par article, mais à accepter ou à rejeter en bloc la loi votée par les pouvoirs publics. On dit que le referendum est obligatoire, quand la consultation du peuple est nécessaire pour tous les actes; qu'il est facultatif, quand il n'a lieu que sur la demande d'une autorité ou d'un certain nombre de citoyens (').

L'idée a été appliquée en France, en Suisse, aux Etats-Unis, en Danemark, dans la Fédération australienne, soit pour la constitution, soit pour les lois.

En France, le 21 septembre 1792, « la Convention » nationale déclare qu'il ne peut y avoir de Constitution » que celle qui est acceptée par le peuple ». Aussi les deux constitutions votées par la Convention, celles de 1793 et de l'An III, furent-elles soumises au vote

(') Certains auteurs distinguent le referendum, qui est une part faite au gouvernement direct, du plébiscile qui tend, par une délégation de la souveraineté à un homme, à créer un gouvernement représentatif.

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